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Il y a un siècle :  le mal-être  de la jeunesse  au lycée Blaise Pascal  de Clermont-Ferrand

conférence de Raymond Guillaneuf

Président honoraire de l’Association des anciens élèves du Lycée Blaise-Pascal, Professeur Retraité, Ancien Elève (1943-1951)

 

 

            On parle beaucoup, en ce moment, du malaise que connaît l’enseignement en France, et qui se traduit parfois par des actes dramatiques, comme on a pu le voir récemment avec des tentatives de meurtres perpétrées sur des enseignants par des élèves. Si ces excès sont inédits, ils traduisent une réalité qui, si elle n’est pas aussi vieille que l’humanité, est cependant apparue depuis longtemps : le mal-être de la jeunesse ; ce mal-être s’accentue avec le fait que l’existence devient de plus en plus complexe, et frappe désormais toutes les catégories de la population.

 

            Durant les millénaires où le souci premier, pour ne pas dire le seul, de la quasi totalité des êtres humains était de rester en vie, et d’abord de trouver sa subsistance, l’enfant, dès son plus jeune âge, était conduit à la produire et ne se posait pas –sauf une infime minorité de privilégiés- de questions sur le sens de la vie. A partir du moment où l’entrée dans les réalités de la vie se fait à l’adolescence, c’est à ce moment que l’individu prend conscience qu’il doit prendre en charge son existence, et qu’un vertige le saisit devant la route difficile qui s’ouvre à lui.

            Ce thème n’apparaît qu’en filigrane dans la littérature classique, et ce n’est qu’à la fin du dix-huitième siècle, avec la vague du romantisme qui commence en Allemagne, qu’il prendra une place importante, avec notamment Goethe et son roman Les souffrances du jeune Werther. Tout le dix-neuvième siècle européen, en particulier en Allemagne, est marqué par cette vague romantique avec ses interrogations, ses réflexions sur le sens de la vie, et les suicides de ceux qui ne parviennent pas à trouver ce sens. Ce romantisme, même s’il a changé d’aspect et se traduit par d’autres formes, -je songe au surréalisme, je songe aux philosophes de l’absurde, entre autres-, est devenu une composante des sociétés modernes.

 

Un drame inédit.

            Il est cependant extrêmement rare –et c’est heureux- qu’il conduise à un acte aussi spectaculaire que le suicide d’un élève dans un lycée, devant un public plus ou moins complice.

 

            Notre vieux lycée –qui venait juste de fêter son centenaire- fut le premier, et reste le seul, à ma connaissance, à avoir connu un drame d’une telle ampleur, et qui, curieusement, reste assez oublié et le serait sans doute totalement si André Gide ne s’en était inspiré pour en faire un épisode important d’une de ses œuvres les plus célèbres : Les Faux-Monnayeurs.

 

            Les renseignements sur le drame du lycée Blaise Pascal sont en effet extrêmement rares. Malgré mes recherches, je n’ai trouvé aucun document sur cette affaire dans les archives du lycée ou de la police. Mes seules sources, qui heureusement sont loin d’être inintéressantes, même si elles sont réduites, se trouvent dans les deux quotidiens qui étaient alors publiés à Clermont : L’Avenir du Plateau Central et Le Moniteur, et dans le Journal des Faux-Monnayeurs d’André Gide, où il publie l’article du Journal de Rouen relatant cette affaire. C’est ce dernier article qui inspira le célèbre écrivain pour le passage de son roman qui relate un drame identique. Mais Gide le situe à Paris, dans une pension dirigée par un pasteur extrêmement austère. Cette pension n’était pas un établissement d’enseignement. Elle recevait des lycéens qui y couchaient, y prenaient leurs repas et y travaillaient sous la conduite de répétiteurs. Malgré tout, le drame décrit par Gide nous éclaire sur celui de notre lycée.  

 

            Les journaux parisiens ont-ils parlé de cette affaire ? Il faudrait un travail considérable pour le savoir. Ce qui est un peu surprenant, c’est que la presse clermontoise ne traite de ce drame que durant deux jours et semble l’avoir vite oublié. S’il y eut une enquête, on n’en trouve aucune trace, malgré le mystère qui traîne autour de ce suicide. Il est vrai que la presse de l’époque n’avait pas encore adopté les habitudes de la presse « people », « à sensation », « de poubelle », qui règnent aujourd’hui.

 

            Quels sont les faits ? Le Moniteur et L’Avenir les décrivent à peu près de la même façon dans leurs éditions du 26 mai 1909. La veille, le mardi 25 mai, à 15h15, un élève d’une classe de troisième du lycée Blaise Pascal, Armand NENY, âgé de 14 ans et demi, fils du directeur de l’école primaire des Martres-de-Veyre, à une vingtaine de kilomètres de Clermont s’était suicidé en pleine classe, en se tirant un coup de revolver à la tempe droite. Il était mort sur le coup.

 

            L’Avenir décrit ainsi le drame :

« les élèves de 3ème composaient hier soir en thème latin : ils étaient entrés en classe à 2 heures ; à 3 heures et quart, le jeune Armand NENY, un des meilleurs élèves de son cours, n’avait pas encore commencé sa copie ; il paraissait rêveur et préoccupé. Son voisin de table, intrigué, le questionna :

_ « qu’as-tu donc, ce soir, lui dit-il ? Tu ne composes pas ? »

_ « A quoi bon, répondit Armand NENY, puisque je ne dois pas finir ma composition ».

 

Et sur ces mots, il se lève, quitte sa place au bout du banc, s’avance d’un pas dans l’allée ménagée entre les tables et rapidement, sortant un revolver de sa poche, se loge une balle dans la tempe droite. Il s’affaisse comme une masse, foudroyé : la mort avait été instantanée. Le professeur, ses camarades terrifiés, épouvantés, se précipitèrent au secours du jeune désespéré et le transportèrent à l’infirmerie. Monsieur le docteur Vigenaud, médecin du lycée, mandé en toute hâte, accourut mais ne put que constater le décès. La balle, tirée à bout portant, avait fait dans la boite crânienne un trou béant de la grosseur du doigt et était venue se loger dans le cerveau. »

            Le récit du Moniteur est identique.

 

Les circonstances du drame.

            S’agissant des circonstances du suicide, chacun des journaux apporte ses précisions.

           

Le Moniteur écrit que « depuis plus de deux ans Armand NENY avait (…) la hantise du suicide ». « Quelques temps après sa première communion », précise le journal, « des amis parlèrent devant lui de la mort, déjà ancienne, du directeur d’une école de Clermont, dont son père fut l’adjoint, et qui s’était pendu. L’enfant, prenant part à la conversation, déclara : « s’il avait assez de la vie, il a bien fait !… » « Ce précoce désabusé avait à peine douze ans ». « Alors qu’il était en cinquième, Armand NENY manifestait hautement son dégoût pour l’existence qui, selon son expression, était faite de rancoeurs, de sottises et de méchancetés. »

 

            L’Avenir rapporte un fait qui lui a « été donné comme certain », mais que le journal « relate sous toutes réserves » : « trois jeunes élèves de troisième aurait formé entre eux une sorte d’association secrète et auraient fait le serment de quitter la vie par le suicide. Le sort devait désigner celui qui partirait le premier et c’est NENY, l’instigateur du pacte, que le destin avait marqué. »

           

Armand NENY habitait aux Martres-de-Veyre, à l’école, où son père occupait un logement de fonction. Il prenait le train chaque matin pour venir au lycée, où il était demi-pensionnaire. D’après L’Avenir, il aurait promis de se suicider le lundi 24 mai au matin, en arrivant au lycée. Comme il n’avait pas tenu sa promesse, les deux camarades, avec lesquels il aurait conclu le pacte dont parle le journal, se seraient moqués de lui. Il aurait alors répondu : « ce sera pour demain à trois heures et quart. » Le mardi matin, il montra à ses camarades un revolver de fort calibre en disant : « c’est pour ce soir. » Mais l’arme n’aurait pas été chargée et personne ne prit le jeune garçon au sérieux. Un des élèves lui aurait même dit : « Ah, tu nous embêtes avec ton suicide ! »

 

Le Moniteur, qui rapporte aussi l’existence du pacte conclu entre trois élèves pour se suicider, affirme que les deux camarades d’Armand NENY n’auraient pas pris au sérieux ce pacte où ils n’auraient vu qu’un jeu comme en inventent souvent les adolescents.

On peut cependant s’interroger : en effet, d’après certaines rumeurs, l’un des élèves ayant poussé Armand NENY au suicide aurait été Marcel DEAT, qui était effectivement dans la même classe que celui-ci. Marcel DEAT devint par la suite agrégé de philosophie et député socialiste, puis il acquit une triste célébrité en se ralliant sans réserve à l’idéologie nationale-socialiste et en étant de 1940 à 1944 un des plus ardents collaborateurs des nazis, dont on connaît le mépris pour la vie humaine. Curieusement la plupart des documents concernant la scolarité de Marcel DEAT au lycée semblent avoir disparus des archives de celui-ci durant la seconde guerre mondiale.  

 

            En tout cas, Armand NENY était, lui, déterminé à quitter la vie. Il le fit avec beaucoup de flegme, puisque, jusqu’au bout, il se conduisit comme à son habitude : à midi, il déjeuna au lycée et il se rendit à l’étude de 14H à 15H. On trouva sur sa table un papier où il avait dessiné un revolver et écrit, parodiant le salut des gladiateurs dans la Rome antique :

            « Ave amicis. Moriturus vos salutat. »

(Salut, Amis. Celui qui va mourir vous salue.)

 

Une mort romantique.

            Faut-il voir dans le suicide spectaculaire de ce lycéen un acte individuel, geste d’un garçon mal équilibré, neurasthénique comme on disait beaucoup à l’époque, en proie à des problèmes personnels, comme le laisse entendre L’Avenir, ou traduit-il le trouble d’une génération, comme semblent le penser Le Moniteur et aussi Le Journal de Rouen qui apporte des précisions assez effrayantes sur cette affaire ? Les deux élèves qui avaient créé avec Armand NENY le petit groupe des suicidaires lui auraient fait faire la veille du suicide « la répétition et la mise en scène » de celui-ci : « la place, où il devait le lendemain se brûler la cervelle, a été marquée à la craie sur le sol. Un jeune élève, étant entré à ce moment, a vu cette répétition : il a été jeté à la porte par les trois malfaiteurs avec cette menace : « Toi, tu en sais trop long, tu disparaîtras », et il y avait, paraît-il, une liste de ceux qui devaient disparaître. »

 

            Ce qui est certain encore, c’est que deux minutes avant la scène finale, le voisin de NENY emprunta une montre à un élève et dit à NENY : « Tu sais que tu dois te tuer à trois heures vingt minutes ; tu n’as plus que dix – que cinq – que deux minutes ! » Et le malheureux se tua à l’heure prévue.

 

            Ce qui tend à corroborer cette thèse, c’est qu’il est certain que le revolver ne provenait pas de chez NENY, où il n’y avait pas d’arme à feu ; il avait donc été apporté par un élève, et on ne retrouva jamais cette arme, qui fut ramassée par un élève et sans doute jetée dans les cabinets, puisque tous les élèves furent fouillés et qu’aucun ne l’avait. C’est cette thèse du « complot », qui fut reprise par GIDE dans son roman Les faux Monnayeurs, publié seize ans après le drame, en 1925. Les journaux clermontois préfèrent y voir un geste individuel.  

 

Suicide et religion.

            La courte polémique, qui s’engage entre Le Moniteur et L’Avenir, traduit bien l’état d’esprit de l’époque. Le Moniteur, journal républicain qui a soutenu la loi de séparation des Eglises et de l’Etat adoptée en 1905, voit dans ce suicide les résultats d’une éducation catholique bizarrement mâtinée de « l’influence des philosophes allemands ».

« (Armand NENY) étudiait la métaphysique, se passionnait pour les idées pessimistes de certains philosophes allemands et parlait de sa mort prochaine avec une assurance déconcertante. Ce gamin estimait qu’il n’y a rien d’utile et de bon dans la vie, mais son pessimisme s’entourait d’un mysticisme bizarre qui l’avait peu à peu gagné au moment où il suivait des cours de catéchisme. Il croyait à un paradis, séjour de délices dont certains livres, pleins d’un religieux enthousiasme, lui avaient vanté les merveilles. Il considérait cette terre « comme une vallée de larmes », où l’on devait toujours souffrir en attendant les joies célestes. Il s’était fait un singulier idéal, dont il faisait part aux autres élèves. »

 

            L’Avenir, journal proche de l’évêché et très conservateur, a beau jeu de se gausser de son confrère :

« Ainsi pour Le Moniteur, c’est le catéchisme, ce sont les livres « pleins d’un religieux enthousiasme », qui auraient poussé ce malheureux enfant au suicide ! Nous nous demandons comment le jeune NENY, fils d’un instituteur, élevé dans un établissement de l’Etat, où les exercices religieux sont tarifiés comme les leçons de violoncelle ou d’escrime » (c’est la flèche contre la loi de séparation) « aurait pu s’absorber dans la lecture du catéchisme et des livres religieux à tel point que cette lecture aurait troublé son cerveau ! Faire de pareilles suppositions c’est pousser bien loin la haine religieuse, alors surtout que le catéchisme, en apprenant à souffrir dans l’espoir d’une récompense éternelle, contient une admirable leçon de vie. »

 

L’Avenir veut voir dans le suicide d’Armand NENY le résultat d’une mauvaise ambiance familiale : après avoir reconnu que Monsieur NENY était un « excellent instituteur », le journal écrit, citant Le Moniteur :

« Madame NENY, âgée de 43 ans, possède, paraît-il, un caractère assez difficile et les deux époux ne vivent pas régulièrement en parfaite communion d’idées. Il y a (…) souvent des scènes dans le ménage, scènes dont les enfants ont été témoins. Samedi dernier, notamment, une dispute des plus vives s’est levée entre les époux. Madame NENY, dont le frère s’est suicidé en se jetant dans l’Allier, avait subi les reproches violents de son mari, parce que, après avoir travaillé durant toute la journée qui avait été très chaude, elle avait bu une certaine quantité de vin pour se désaltérer. Le fils, rentrant du lycée, avait assisté à cette scène extrêmement pénible. »

 

L’Avenir pense que c’est « dans ces mauvaises habitudes maternelles qu’il faut chercher la cause initiale du suicide du jeune NENY. » Faisant allusion au suicide de l’oncle d’Armand NENY, le journal pense qu’il « devait avoir des tares physiologiques et portait en lui des germes de mort. » On le voit donc : L’Avenir évoque toutes les thèses conservatrices de l’hérédité, auxquelles il ajoute celles des bienfaits de la campagne, du travail manuel, de la religion, et de la malfaisance d’une instruction trop poussée pour certains esprits :

« S’il avait été élevé à la campagne, vivant d’un travail manuel, l’exercice physique aurait pu contrebalancer les forces mauvaises qui étaient en son cerveau. Mais on voulut sans doute faire de lui un esprit cultivé, un fort en thème. On l’envoya au lycée, où il trouva des camarades, qui ne doivent pas lire souvent le catéchisme. Les conversations malsaines achevèrent de troubler un cerveau déjà physiquement préparé pour le mal. Au lieu de causer catéchisme, on causait suicide ; au lieu de lire quelque livre de morale, on lisait peut-être ces revues pédagogiques où l’on enseigne qu’il n’y a pas de Dieu, que la religion est une blague et qu’après la mort, c’est le néant. En outre, pour le malheureux Armand NENY, le foyer familial était triste. Il n’y avait pas là cette gaîté qui réjouit, ce sourire maternel qui panse souvent les plus vives blessures. Il manquait surtout ce frein moral des convictions religieuses, qui aide à supporter les tristesses de la vie. Et comme la vie était trop lourde et comme Armand NENY ne croyait probablement plus, le malheureux enfant s’est évadé avec un geste théâtral qui est un effrayant symptôme de la décadence de notre jeunesse. »

 

La conclusion de l’article est bien dans l’esprit du temps : L’Avenir, qui avait été à la pointe de l’antisémitisme durant l’affaire DREYFUS, juge bon de citer « l’israélite BERNSTEIN » pour appuyer sa thèse :

            « Il y a dans une pièce de théâtre, écrite par l’israélite BERNSTEIN, et qui est intitulée Israël, un mot qui répond aux insinuations par trop malveillantes du Moniteur. –Nous n’avons pas besoin d’ouvrir même le catéchisme suspect évidemment de cléricalisme.- A la fin du troisième acte d’Israël, le prince de CLAR vient de se suicider, après une dernière conversation avec le juif GUTLIEB, qui est son père. Et comme sa mère, la duchesse de CROUCY, qui fut coupable un jour, accourt redoutant un malheur, GUTLIEB lui dit : « C’est votre Dieu qui l’a tué. » - « Non ! Non ! », s’écrie la duchesse de CROUCY, « Dieu ne tue jamais ! Dieu nous aide à vivre ! » Et sur ces mots le rideau tombe. Que les pères de famille méditent sur le tragique suicide du lycée Blaise Pascal et sur les paroles qu’un homme de lettres israélite prête à une mère devant le cadavre de son fils. Pour apprendre à vivre, il n’y a pas de plus beau livre que le catéchisme. »

Si L’Avenir conteste que le catéchisme ait pu conduire Armand NENY au suicide, il n’en fait pas de même de la « mauvaise influence de la philosophie allemande. » C’est qu’en 1909, on pense la guerre imminente : la crise marocaine, qui oppose la France et l’Allemagne pour la colonisation du Maroc, est en plein développement et c’est miracle qu’un compromis ait pu être trouvé pour retarder la guerre de quelques années. Tout ce qui est allemand ne peut qu’être mauvais et dangereux. Les philosophes allemands sont accusés de « détruire les âmes. » Ils sont généralement mal compris.

 

Suicide et philosophie.

            S’il est vrai, en effet, que le problème du suicide hante les philosophes allemands du XIXème siècle, c’est que, comme l’écrira plus tard Albert CAMUS, il est « le seul vrai problème philosophique. » Ces philosophes cherchent donc à l’expliquer, à le comprendre, ce qui ne veut pas dire à l’encourager. Bien au contraire, beaucoup d’entre eux veulent faire de cette « pulsion de mort » une « pulsion de vie. » C’est ainsi que SCHELLING définit le romantisme comme panvitalisme. Dans le tout, il n’y a pas de mort. L’individu est de la vie universelle, capturée à la naissance et libérée au moment de la mort. Il n’y a pas de mort, car mourir, c’est passer à une autre vie. Cet absolutisme séduit l’adolescent, mais, la vie étant complexe, il est souvent conduit à l’échec et il cherche à retrouver le tout dans la mort. C’est ainsi que GOETHE fait écrire au jeune WERTHER, dans la lettre où il annonce son suicide :

            « la question n’est pas de savoir si l’on est faible ou fort, mais si l’on peut soutenir le poids de sa  souffrance, que celle-ci soit d’ailleurs morale ou physique. »

Il faut donc tenir compte d’un facteur quantitatif : la mesure de ce que l’homme peut supporter. Le suicide apparaît à GOETHE comme un « accident de la nature » au même titre qu’une maladie mortelle. Dans les deux cas, la mort apparaît comme la seule solution au conflit proposé par la nature :

            « la nature ne trouve pas d’issue au labyrinthe des forces confondues, contradictoires : alors il faut mourir. »

La vie est complexe, pleine de contradictions : le jeune a besoin de pureté, d’une vérité absolue. Il se sent radicalement impuissant face à cette exigence. Il choisit de disparaître. Mais GOETHE propose d’autres solutions : FAUST, s’il est tenté de fuir les contradictions du réel, comprend que la quête d’une vérité absolue est vaine et qu’au contraire la complexité de la réalité humaine est stimulante et qu’il faut chercher dans la conséquence de ses passions et les difficultés de ses entreprises une réflexion plus ample et captivante.

« Celui qui se donne la mort voudrait vivre », rappelle SCHOPENHAUER : comme l’obstacle est trop opaque, qui sépare le vouloir-vivre de son affirmation, la volonté, ne trouvant pas d’autres moyens de se manifester, s’affirme dans le suicide par la suppression de son phénomène. L’individu refuse la souffrance pour garder sa volonté : mais disparaissant dans l’action même où il s’affirme maître de la mort, il montre l’essence contradictoire du vouloir-vivre, qu’il révèle comme perversion du vouloir.

 

            Le BORIS de GIDE, à l’instar de son modèle Armand NENY, se suicide spectaculairement. Or, comme son créateur André GIDE, lui et les camarades qui l’admettent dans leur « confrérie des hommes forts » semblent connaître la philosophie nietzschéenne et sa théorie du surhomme et de la volonté de puissance. Mais, comme ces jeunes gens avaient fait du trafic de fausse monnaie –d’où le titre du roman – ils font du trafic de fausses idées. Le créateur de la « confrérie », que GIDE nomme GHERIDANISOL, donne comme devise à celle-ci :  « l’homme fort ne tient pas à la vie. » Or on est fort loin de ce que pensait NIETZSCHE. Pour lui, en effet, si certaines vies ne méritent pas d’être vécues – celle du CHRIST par exemple, vie de douleurs, vie de sacrifices, d’autres au contraire sont exaltantes. Dionysos, figure de l’antéchrist, symbolise la force vitale, parfois douloureuse mais toujours joyeuse, suprêmement innocente car entièrement étrangère au sentiment du péché et de la mauvaise conscience. Si NIETZSCHE craint que le nihilisme n’arrive, c’est-à-dire l’état de la civilisation dans laquelle la vitalité est tombée si bas que les hommes n’ont même plus la force de forger des valeurs nouvelles d’existence à la place délaissée des valeurs anciennes, il espère que la volonté de puissance qui est partout, dans les hommes comme dans la nature, permettra la naissance d’un surhomme – un homme qui saura éradiquer les mesquineries où sont tombés les hommes ordinaires, un saint laïque, un héros solitaire, un génie de l’existence. Mais le surhomme est rare et l’imposteur – le faux-monnayeur – se manifeste souvent : NIETZSCHE voit en lui « le faible qui exprime son ressentiment. » Dans le groupe des adolescents de Clermont, qui poussèrent Armand NENY au suicide, ces faibles étaient sans doute nombreux et conduisirent à la mort un adolescent qui n’avait pas l’étoffe d’un surhomme – pour peu que celui-ci existât.

 

            Le spectaculaire suicide du lycée Blaise Pascal en 1909, comme les non-moins spectaculaires tentatives d’assassinat de professeurs, que nous connaissons au début de ce troisième millénaire, témoignent que de siècle en siècle se perpétue un mal de vivre d’autant plus fort que, comme le constataient les sociologues français Emile DURKHEIM et son élève Maurice HALBWACHS dès la fin du XIXième siècle et le début du XXième siècle, la transformation brutale des sociétés multiplie les complexes sociaux divergents, désorganise l’économie et isole l’individu. Ce n’est certainement que par la construction de nouvelles sociétés plus harmonieuses que l’on pourra non pas éradiquer, car la satisfaction de tous n’est pas du domaine de l’humain, du moins diminuer suicide et délinquance, qui sont les deux faces d’un même phénomène : l’imperfection de l’homme.

 

 

Conférence prononcée le 16 mars 2006

 

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