RCHIVES

Pascal, Descartes et la philosophie

par Jacques Doly, Inspecteur Pédagogique Régional de Philosophie
Inspecteur d'Académie

     La confrontation de Pascal et Descartes est un lieu commun de l’historiographie philosophique française comme l’est pour la littérature dans une sorte d’exacte symétrie celle de Corneille et Racine. Il semble donc que tout ait déjà été dit sur ce sujet et que de vouloir le traiter à nouveau condamne à de vaines répétitions. Mais un lieu commun, du fait de son insistante présence, est aussi l’indice d’une richesse de sens qui mérite réexamen. Par ailleurs si Pascal et Descartes sont en effet deux philosophes, ils doivent bien avoir quelque chose de commun et cela d’autant plus qu’ils ont franchi ensemble le seuil qui conduit à la philosophie moderne et contemporaine. Nietzsche distingue et hiérarchise les philosophes selon qu’ils sont superficiels, profonds ou fondamentaux. Or Pascal et Descartes sont des philosophes fondamentaux parce qu’ils sont tous deux en ce moment spéculatif où se fonde une toute nouvelle manière de penser ce qu’il en est du monde et de la destination de l’homme. En d’autres termes ils sont non seulement des philosophes classiques mais des grands classiques, ce qui signifie que quiconque veut penser encore cheminera nécessairement d’une façon ou d’une autre en leur compagnie. Cela ne signifie pas qu’il s’agirait d’être tous cartésiens ou disciples de Pascal, mais qu’il y a entre eux et nous la communauté d’un questionnement et d’un style philosophique typiques de notre modernité.

     Pour s’en convaincre il convient en un premier temps de revenir sur le sens de cette opposition si manifeste, puis de la relativiser en soulignant tout ce qu’ils ont en commun. Mais il faut aller encore plus loin pour véritablement la dépasser. Descartes et Pascal ont en partage la profonde crise spirituelle provoquée par la révolution scientifique qui va de la Renaissance jusqu’au XVIIème siècle et qui a substituée au cosmos antique et médiéval un univers infini, déterminé seulement par des lois physico-mathématiques. La question que pose l’infinité de l’univers est un défi à la pensée tandis que sa conception mécaniste contraint l’homme à un retour sur lui-même. La question philosophique que pose l’infini et le déterminisme mécaniste ouvre un champ philosophique qui structure la pensée de Descartes tout autant que celle de Pascal et rapproche ces deux philosophes. Mais si l’identité de la question est bien fondamentale, la différence des réponses apportées par l’un et par l’autre ne l’est pas moins, de sorte que la confrontation entre ces deux philosophes, si proches et si lointains, est riche de l’enseignement de deux issues possibles à la réflexion philosophique. L’opposition entre Descartes et Pascal sera donc précisée, puis relativisée et même franchement dépassée, pour enfin comprendre que, en dépit de la proximité d’une même aventure scientifique et spirituelle, demeurent deux issues et deux positions philosophiques ultimes à jamais irréconciliables.

     Ce qui caractérise en premier lieu l’oeuvre scientifique et philosophique de Descartes, ce n’est pas seulement un «cartésien» fait de clarté et de rigueur que l’on retrouverait dans un classicisme typiquement français et qui nous distinguerait, par exemple, de l’empirisme et du pragmatisme anglo-saxon, c’est la reprise d’une audace interrogative et critique radicale dont témoignait déjà la figure de Socrate, telle que Platon nous l’a léguée. Lorsque Descartes invite dans le Discours de la méthode à mettre en question la totalité de nos opinions et croyances pour les ajuster au niveau de la raison, il ne faut pas se méprendre sur l'enjeu d'une formule qui peut nous sembler aller de soi. En vérité et comme l'écrit A. Koyré, il élabore la plus formidable machine de guerre contre l’autorité et la tradition, que l’homme ait jamais possédée (1). Le rationalisme de la méthode cartésienne est conquérant. Il se fonde sur la clarté des idées simples et la rigueur de leur enchaînement, dont la mathématique est le modèle, il implique une morale de la liberté et de la volonté, il vise enfin à concourir au bien de tous les hommes par la constitution d'une philosophie pratique, qui devrait pouvoir nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature comme l’affirme cette célèbre formule du Discours de la méthode.

     Pascal et Descartes se sont rencontrés, mais il semble que leur entretien n’ait porté que sur des questions de physique. Il reste que dans les Pensées la formule qui résume la critique de la philosophie cartésienne est aussi brève que définitive:
Descartes inutile et incertain.
Incertain parce qu'il veut reconstruire le monde à partir des idées simples et claires, c'est-à-dire tout expliquer dans la nature par la grandeur, le nombre, la figure et le mouvement. Mais cette physique mécaniste développe des explications sans vérification expérimentale ni véritable mathématisation, et elle ira jusqu'à supposer un mouvement tourbillonnaire, dont Molière se raille dans Les Femmes savantes. Inutile car, du point de vue du sens de la destinée humaine, cette philosophie naturelle est stérile et vaine. En effet le monde naturel, connaissable dans le cadre d'un paradigme mécaniste, est dépourvu de sens et de finalité. Or la question entre toutes urgente est: qu'est-ce l'homme dans la nature et à quelles conditions sa destinée peut avoir un sens? Plus généralement, les textes des Pensées qui se rapportent à la philosophie sont toujours critiques. Il y a une philosophie qui est l’œuvre de l’esprit de géométrie. Elle se caractérise par une démarche déductive, faite de raisonnements abstraits et qui relèvent de l’artifice. Or la vraie philosophie pour Pascal est du côté de l’esprit de finesse, du cœur et du sentiment, et passe par l’intuition de la complexité du réel. Enfin les vies philosophiques, que ce soient celle des sages stoïciens ou des sceptiques, sont tout aussi vaines que les vies les plus communes.

     Ces critiques si tranchées et si sévères donnent à penser que le rapport de Pascal à la philosophie est tout négatif, en d’autres termes que la philosophie ne vaut pas par elle-même, qu’elle n’est qu’un moyen au service d’une visée exclusivement apologétique. Son rôle est de dévoiler en l’homme un rapport à l’absolu, mais ce rapport ne peut être justifié ni fondé en raison. La question philosophique ne trouvera pas sa vérité en elle-même parce qu’il n’est pas possible de déterminer rationnellement notre rapport au vrai et au bien. Nous sommes dès lors radicalement dépossédés de ce à quoi nous ne pouvons renoncer, de sorte que l’homme est un être contradictoire et incompréhensible pour lui-même. A l’optimisme de Descartes s’oppose terme à terme le pessimisme de Pascal lorsque ce dernier écrit dans les Pensées:
En voyant l’aveuglement et la misère de l’homme, en regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l’univers, sans savoir qui l’y a mis, ce qu’il y est venu faire, ce qu’il deviendra en mourant, incapable de toute connaissance, j’entre en effroi.
Tout oppose Descartes et Pascal, jusqu’à leur style dans l’écriture de la langue classique. Que pourrait-il y avoir de commun entre l’effroi pascalien et la sérénité cartésienne? Fondateur de toute la philosophie moderne, Descartes est le philosophe par excellence. C’est l’échec de la philosophie qui nourrit la pensée de Pascal, l’homme ne pourra jamais se comprendre et se réconcilier avec lui-même par la seule puissance de la raison.

     Cette opposition est si profonde qu’elle impose le respect. Faudra-t-il en rester là ? On peut malgré tout tenter d’abord de la relativiser en soulignant ce que ces deux grands contemporains ont, de fait, en commun.

     Ce sont tout d’abord les derniers à être autant créateurs en science qu’en philosophie. Quand il fut publié en 1637 le Discours de la méthode n'était qu'une introduction à trois traités scientifiques très novateurs, tout particulièrement la Dioptrique et la Géométrie. L'un était un traité d'optique où se trouve une formulation de la loi de réfraction de la lumière et une étude des nouveaux instruments d'optique, télescope et microscope, qui venaient de modifier fondamentalement la connaissance de l'univers. Dans sa géométrie Descartes ramène à un calcul algébrique la connaissance des propriétés des courbes et crée la géométrie analytique. un commentateur de Descartes, Victor Delbos (2), résume en ces termes l'inspiration fondamentale de la science cartésienne et sa place prépondérante dans la naissance de la science moderne:
...c’est la même conscience du rôle souverain des pures exigences de l’esprit, qui a conduit Descartes à résoudre ici les qualités sensibles dans les propriétés de l’étendue géométrique, là les figures de l’étendue géométrique dans les déterminations purement abstraites de la quantité représentées par des équations algébriques.

     En deux domaines l’oeuvre scientifique de Descartes a prouvé sa fécondité, la création de la géométrie analytique et l’effort pour constituer une physique mécaniste qui embrasse tous les phénomènes de la nature matérielle. De même que Descartes, Pascal s’élève très tôt contre une physique des qualités occultes. L’horreur du vide attribuée à la nature est typique d’une interprétation animiste du monde matériel et Pascal, dans le cadre d’une démarche authentiquement expérimentale, qui allie l’expérience et le calcul, lui substitue cette réalité physique qu’est la pression atmosphérique. Il faut citer également ses travaux et découvertes scientifiques en mathématique et géométrie, qui portent sur les sections coniques, la théorie des nombres et le calcul des probabilités. Plus encore que Descartes, il a compris la nature et l’enjeu de la science moderne lorsqu’il écrit dans la Préface du traité du vide :
Les expériences sont les seuls principes de la physique.
D'où une différence marquée avec les ambitions de la science cartésienne,ne croit pas à la suffisance des idées claires et simples ni à la possibilité de reconstruire rationnellement la totalité du monde.

     Le fait de rompre avec la philosophie scolastique qui a dominé toute la période médiévale et dont l’œuvre majeure est la Somme théologique de Saint Thomas, est un autre élément typique de la modernité commune à Descartes et Pascal. L'un comme l'autre se sont totalement affranchis d'une démarche de pensée et de connaissance qui consistait à tout réduire à un jeu de thèses et d'antithèses soumis à un raisonnement déductif formel, le syllogisme. Leurs critiques se rassemblent pour dénoncer la stérilité et le vide de cette manière de raisonner, qui demeure dans le champ du vraisemblable et non du vrai. Ils considèrent ensemble que la méthode mathématique est le modèle du mouvement naturel de la raison dans son rapport au vrai. A propos des syllogismes, Descartes écrira, dans le Discours de la méthode, qu’ils servent plutôt à expliquer à autrui les choses qu’on sait, ou même, (...) à parler sans jugement de celles qu’on ignore, qu’à les apprendre. On appréciera l'ironie moqueuse de ces quelques lignes. Pour Descartes, et il en va de même pour Pascal, la connaissance ne résulte pas d'un simple calcul logique, mais de l'acte du jugement, acte interne à l'esprit, où se réfléchit une évidence rationnelle dans la clarté de ce que les classiques appellent laère naturelle.

     un autre point commun à relever est le dialogue privilégié avec les libertins. Après la publication des Méditations Métaphysiques, Descartes répond aux objections qui lui ont été adressées par Gassendi du point de vue d'une philosophie sensualiste et matérialiste. Et en effet la conception mécaniste de la nature physique peut être généralisée jusqu'à inclure l'homme lui-même. Pascal au cours de la période mondaine de sa vie se trouve dans un milieu où de jeunes hommes, nobles ou bourgeois, sont sensibles à un courant d'athéisme libertin. Pour Cyrano de Bergerac, l'homme est un animal comme les autres et l'immortalité de l'âme une chimère. Plus encore l'argument du pari, qui est à l'écart des preuves traditionnelles de l'existence de Dieu, s'adresse en priorité aux athées et aux libertins. En bref pourrait-on dire, et en dépit de l'apparente sérénité de l'âge classique, c'est le Don Juan de Molière qui est l'interlocuteur privilégié de Pascal, mais aussi de Descartes.

     Constater des points de convergence ne fait que relativiser tout ce qui oppose les deux philosophes. Dès lors est-il possible d’aller plus loin pour tenter de dépasseropposition? Pour ce faire on peut approfondir l’analyse qui fait apparaître ces points communs. Descartes et Pascal, scientifiques tout autant que philosophes, sont les contemporains d’une révolution scientifique et d’une crise philosophique qui imposent à la pensée un tout nouveau champ d’interrogation et de réflexion. De cela Montaigne est le vigilant témoin et, sans lui, l’œuvre de Descartes comme celle de Pascal sont incompréhensibles. Ce champ est celui où va se déployer la philosophie classique et moderne de Descartes jusqu’à nous, et il peut se résumer en ces questions : qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que l’infini et donc qu’est-ce que l’homme dans l’infini?

     Le cosmos antique et médiéval est issu de la synthèse de la physique et de la métaphysique d’Aristote avec la révélation chrétienne. C’est un monde ordonné et fini. Ordonné dans l’espace selon une hiérarchie de valeur qui va de la matière jusqu’à Dieu, fini car ce cosmos est une sphère où chaque être a une place déterminée en fonction de son degré de valeur et de perfection. Ce monde, dont la terre est le centre, est à la mesure de l’homme, il témoigne de la présence de Dieu, qui, au sommet de la hiérarchie des êtres, est à la fois cause première et fin dernière de toute chose. La science moderne, c’est-à-dire pour l’essentiel l’astronomie copernicienne et la physique galiléenne, substitue à ce cosmos un univers infini. Qu’est-ce qui constitue cet univers? La réponse de Galilée est brève : le nombre, la figure, le mouvement, de sorte que l'étendue géométrique est identifiée à l'essence de la matière. Cette étendue est sans limite ni fin, ce mouvement est sans but. Dans un univers qui résulte des lois mathématiques du mouvement, tous les lieux se valent. Non seulement la terre n'est plus le centre du monde, mais il n'y a plus dans ce monde devenu univers ni centre ni périphérie.

     La Renaissance, renaissance d’un monde oublié et découverte d’un nouveau monde, a bouleversé l’image que l’homme pouvait se faire du monde dans ses dimensions temporelles et spatiales. Ajouté à la révolution scientifique, ce bouleversement a provoqué un effondrement des anciennes vérités traditionnelles, qui donnaient aux hommes certitude dans le savoir et sécurité dans l’action. C’est Montaigne qui exprime plus adéquatement que tout autre cette profonde crise spirituelle. Aux deux questions que sais-je? et que suis-je? il n’y a pas de réponse fondée en vérité, le relativisme et le scepticisme sont indépassables. Du point de vue des croyances et des valeurs le monde naturel hors de nous est devenu un désert, et lorsque l’homme rentre en lui-même, il ne trouve que mouvance, incertitude, finitude.

     Descartes comme Pascal sont inintelligibles sans Montaigne. L’un, parce qu’il retravaille rigoureusement la démarche du doute sceptique dans la première des Méditations métaphysiques. Il en vient à découvrir une vérité indubitable dans l'existence du sujet, du "je" qui pense ses pensées lorsqu'il les pense, quel qu'en soit par ailleurs le contenu. Pascal, qui parfois a pu être considéré comme un philosophe sceptique, est encore plus dépendant de Montaigne. Mais en vérité sa position est complexe comme en témoigne ce fragment des Pensées:
Nous avons une impuissance à prouver, invincible à tout le dogmatisme. Nous avons une idée de la vérité, invincible à tout le pyrrhonisme.
En d'autres termes, si nous n’avons pas les moyens de prouver la vérité de nos vérités, demeure en nous cette idée de la vérité, qui est inaliénable. Pascal ne cherche pas comme Montaigne une sagesse, tout au contraire il souligne la juxtaposition tragique de l’idée de vérité et de l’impossibilité de son accomplissement. Il ne s’agit pas pour lui de nous réconcilier avec nous-mêmes, mais de nous convaincre qu’en nous, hommes, l’homme passe infiniment l’homme.

     On peut alors désigner les deux éléments les plus profonds, qui rassemblent Descartes et Pascal et constituent ce qui fait leur commune modernité. C’est d’une part un nouveau chemin où s’engage la philosophie et d’autre part la nouvelle question qui se pose à elle. La perte du cosmos antique et médiéval a pour conséquence l’impossibilité d’établir une continuité entre la physique, la métaphysique et la théologie. D’où une aliénation du monde, ce monde n’est pas notre monde, parce qu’il n’est pas fait pour nous, du point de vue de l’existence humaine il n’a ni sens ni fin et n’est rien d’autre qu’une sorte de nécessité nue et radicalement contingente. Quel chemin prendre pour rechercher le fondement du savoir et de l’action? Celui d’un retour de l’homme sur lui-même, passage du que sais-je?, qui s’adresse au monde, au que suis-je?, qui s’adresse à moi-même. Descartes, qui ne fait d’abord qu’élucider ce qu’implique le seul fait de penser, en vient, à partir de là, à une analyse de nos idées. La modernité de Pascal résulte de ce retour sur soi opéré par une philosophie engagée dans une exploration de la condition humaine: qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que l’homme dans la nature? C’est alors que sur ce chemin surgit une nouvelle question: qu’est-ce que l’infini, ou plus précisément qu’en est-il de l’homme qui, tout en étant un être fini, dispose de la capacité de penser l’infini? Qu’est-ce alors que le contenu de cette pensée ou idée? Il y un paradoxe de l’infini parce qu’il peut se comprendre en deux sens contradictoires. Compris d’une façon négative l’infini a le sens de ce qui n’a pas de fin et qui par conséquent n’en aura jamais. Sera infini un être qui n’en finira pas d’advenir à ce qu’il peut être, de sorte que, pour cet être, tout accomplissement sera provisoire, comme suspendu à un nouveau futur, une nouvelle fin, qui sera elle-même aussi provisoire que celle à laquelle elle succède. Cette infinité négative est une négation à être, qui transgresse toute détermination vraiment positive. L’infinité positive est une plénitude et une perfection qui rassemble tout ce qui peut être. Prenons l’exemple de la distinction entre l’éternité et l’immortalité. L’immortalité n’est que le temps d’une vie qui jamais ne finira. Ce temps est à l’évidence très long et c’est pourquoi les dieux grecs qui ne sont qu’immortels ont tant besoin de se divertir. En revanche l’éternité est une totalité extensive qui englobe et surpasse toute grandeur concevable. L’infinité négative expose à un manque à être et c’est pourquoi elle est une marque d’imperfection, l’infinité positive est l’absolu d’un être qui rassemble en lui-même tout ce qui a été, qui est et qui sera. Cet être c’est Dieu, dont la positivité et la perfection sont telles qu’elles sont à même de réunir ce qui, pour nous, se donne comme une contradiction: la totalité et l’infinité. C’est cette présence de l’infini positif qui est commune à Descartes et Pascal, comme elle l’est aussi à Spinoza et Leibniz.

     Il est temps de réinterpréter l’opposition entre Descartes et Pascal à partir de la question que pose le rapport de l’homme à l’infini pour comprendre, enfin, pourquoi elle est définitivement insurmontable. La réponse de Descartes à cette question est le récit d’une victoire, celle de Pascal est le constat d’un échec.

     Comment sortir du doute? La métaphysique cartésienne a un point de départ, l’expérience spirituelle d’une vérité: lorsque je pense mes pensées, à supposer qu’elles soient toutes fausses ou même que la vie ne soit qu’un songe, il demeure vrai que j’existe comme sujet qui pense ce que je pense. Ce point de départ indique un chemin, celui de l’examen de mes idées ou pensées qui, même si leur vérité est douteuse, ont un contenu représentatif. Parmi elles j’ai l’idée de Dieu et, plus que par le célèbre cogito, la philosophie de Descartes pourrait se résumer en cette formule : l'homme est l'être qui a une idée de Dieu, et cette idée est celle d'un être infini au sens de l'absolue perfection de l'infini positif. Or l'homme est un être imparfait qui se trompe et qui doute. S'il devait concevoir l'idée de l'infini en ne considérant que sa nature, c'est-à-dire par la négation de sa propre finitude, il ne parviendrait qu’à l’idée de l’infini négatif. Il en résulte nécessairement qu’il existe hors de moi un être infini en perfection, Dieu, qui est l’auteur de son idée en moi. Dieu existe, il ne peut vouloir me tromper car cela serait la marque d’une imperfection. C’est la véracité divine qui fonde et légitime mon rapport à la vérité. Au cœur de la métaphysique de Descartes il y a la certitude que nous sommes dans la lumière et la bienveillance de l’infini divin.

     Pour Pascal, de toute part dans le monde, l’infini s’affirme tout autant qu’il nous échappe. L’infinité est de grandeur et de petitesse, l’espace, le nombre, le temps sont infinis. Du point de vue de la connaissance, je suis confronté à une infinité de principes et de conséquences, ce qui exclut tout fondement possible de notre rapport à la vérité. En effet la raison est arbitraire et servile car elle peut tout démontrer selon la prémisse choisie. L’homme est en disproportion dans ce monde et sa connaissance est aussi limitée du fait de sa position seulement médiane entre l’infinité de grandeur et celle de petitesse. S’il rentre en lui-même, cette disproportion devient une contradiction qui, tout à la fois, structure et menace la condition humaine. En effet si sa grandeur est de connaître sa misère, c’est alors cette misère si manifeste qui nie sa grandeur. En d’autres termes l’homme, qui est fait pour l’infinité, est sans cesse renvoyé à sa propre finitude du fait même de son rapport à l’infini. Nous sommes au seuil de l’Apologie: le monde n’est intelligible et l’homme n’est intelligible pour lui-même que dans le paradigme de la chute et de la rédemption. Il faut faire le saut: la condition humaine ne peut résulter que des évènements d’une histoire sacrée.

La controverse entre Descartes et Pascal vue par les comédiens du Wakan Théâtre

     Le rationalisme de Descartes, qui est au cœur du grand rationalisme classique, consiste à construire une médiation entre la finitude de l’homme et l’absoluité de l’infini divin. Comme l’a écrit Merleau-Ponty, le secret du grand rationalisme classique c’est une manière innocente de penser à partir de l’infini. A contrario toute l'analyse de la condition humaine, que déploie le travail philosophique de Pascal et qui fait son étonnante modernité, conclut au fait qu'il n'y a pas la possibilité d'une médiation entre le fini et l'infini. Leur coexistence est tragique car l'un comme l'autre porte à l'intérieur de lui-même ce qui le nie.

     S’il était avéré que la rationalité philosophique n’ait pas les moyens de surmonter les contradictions de la conscience tragique, alors Pascal serait à la fois le plus grand et le dernier des philosophes.

Conférence proncée le 29 novembre 2015 lors de l'Assemblée générale de l'Association)

Notes

Retour accueil