RCHIVES


L'Allemagne et les juifs de 1945 à nos jours

par Roland CHARPIOT, docteur en études germaniques et membre de l'Association

  Introduction

   Chacun sait le martyre infligé aux juifs par la barbarie nazie de 1933 à 1945, période abondamment documentée par le livre, la presse, la radio et la télévision. Mais à la question de savoir ce que sont devenus ensuite les juifs d'Allemagne, si peu ou beaucoup sont demeurés Outre-Rhin et comment ils y ont alors vécu, de savoir également si la République Fédérale d'Allemagne est aujourd'hui pour eux cette mère-patrie qu'elle fut entre 1860 et 1932, seul un petit nombre de personnes sont en mesure de répondre. Pour beaucoup, il n'y a plus le moindre problème depuis l'effondrement du nazisme. Raisonnement léger  à double titre:

Tentons de répondre à cette dernière question. A une époque où l'on parle si facilement, - et indument parfois de racisme, - la démarche s'impose.

  L'immédiat après-guerre

   La première manifestation officielle juive de l'après-nazisme est à caractère religieux. Le 6 mars 1945 - Berlin tient toujours, Hitler a presque encore deux mois à vivre - est célébré un office dans la partie de l'Allemagne libérée par les anglo-américains, à Cologne plus précisément. Y assistent une cinquantaine de juifs en habits rayés, venus on ne sait trop comment des premiers camps libérés par les alliés. Début mai, la capitale du Reich capitule, Adolf Hitler se suicide, l'Allemagne va, de 1945 à 1949, être partagée en quatre zones d'occupation. Sur ce même sol allemand où en 1925, leurs communautés comptaient 560.000 membres, les juifs ne sont plus que 8000. 2000 sont des rescapés des camps auxquels 5000 autres ont échappé du fait d'un conjoint aryen. S'y ajoute un petit millier de juifs sortis des ruines de la capitale où, au péril de leur vie, quelques familles berlinoises les ont cachés durant le conflit. Un an plus tard arrivent plusieurs dizaines de milliers de juifs qui fuient les pogroms de l'immédiat après-guerre en Pologne (ainsi à Kielce, au sud de Varsovie, 41 d'entre eux ont été sauvagement massacrés à coups de hache), deux ans plus tard encore rentrent en Allemagne 2500 juifs venus de Shangai, dernière destination possible pour qui souhaite fuir en 1941.

  Dans les trois zones d'occupation occidentales, la plupart des juifs survivants vivent alors dans des " camps pour personnes déplacées " ("D-Camps") où leurs conditions d'existence n'ont rien d'enviables. S'ils sont correctement nourris grâce aux rations américaines, ils sont placés (protégés?) sous la surveillance de soldats en armes et n'ont pas grand-chose à se mettre. Dans un pays totalement dévasté, privé de tout, on en verra même certains passer le dur hiver 1945-1946 vêtus de capotes de la Wehrmacht données par les vainqueurs. Avantage dérisoire: la carte "victime du nazisme"... qui ne donne aucun droit! Pour triste qu'elle soit, leur condition est presqu'enviable comparée à celle que connaissent leurs coreligionnaires de la zone d'occupation soviétique. Là, stalinisme aidant, on peut dire que la judéophobie perdure... Après avoir liquidé les "collaborateurs" de l'Union des juifs d'Allemagne - institution créée à l'instigation des nazis, mais qui, parfois, avait pris les plus grands risques pour prévenir des coreligionnaires menacés, - les Russes s'en prennent aux juifs qui les avaient dénoncés. La plupart de ces derniers disparaissent mystérieusement ou sont exécutés sous des prétextes fallacieux. C'est notamment le cas du juif Nielhans, fusillé pour avoir soi-disant aidé à déserter des soldats de l'Armée Rouge.

  Et la population allemande, dans tout cela? Affamée, courbée sous le poids des deuils et des ruines, montrée du doigt par l'Europe entière, elle n'a qu'un souci: survivre afin de pouvoir un jour repartir à zéro. Révélateur est ce chant que l'on entend en 1945-1946 dans l'un des premiers cabarets munichois ouverts au public:
       "Mille ans ont passé, sa majesté moustachue aussi, il faut repartir à zéro..."
Qui, dans ces conditions, se soucie encore des juifs, mis à part ces quelques irréductibles qui, dès juillet 1945, collent sur les murs de la synagogue de Berlin des affichettes où l'on reproche aux juifs des "D-Camps" de manger normalement alors que le bon peuple allemand, lui, a faim... Aussi ne faut-il point s'étonner de voir les juifs d'Allemagne vouloir partir au plus vite d'un pays qui, hier encore leur tombeau, signifie pour eux deuil et mise à l'écart. Un sondage de 1946 fait apparaître que sur 20.000 juifs vivant en Bavière, 13 seulement souhaitent demeurer Outre-Rhin. Interviewée par un journaliste américain, une juive d'Allemagne déclare:
       "Mon mari a été tué par les nazis, ma famille a été gazée à Auschwitz... Comment pourrais-je vivre au milieu des assassins des miens?"
Comme le dit alors le rabbin Wilhelm Weinberg de Francfort:
       "Les juifs d'Allemagne vivent assis sur leurs valises"
Il leur faut pourtant attendre mai 1948, date de la fondation d'Israël, fondation longtemps retardée du fait de l'attitude pro-arabe de la Grande-Bretagne. Suit le grand départ pour la Palestine, terre juive par excellence où, dès le Xème siècle avant Jésus-Christ, Moïse, puis Josué avaient conduit les Hébreux. Un an plus tard, lorsque succèdent aux zones d'occupation deux Etats allemands nouvellement créés, la République Fédérale d'Allemagne et la République Démocratique Allemande, ne vivent plus en Allemagne que 30.000 juifs pour une population globale de 77 millions d'habitants. L'immense majorité vit à l'Ouest (RFA), l'Allemagne communiste (RDA) ne comptant que 3000 juifs parmi ses 17 millions d'habitants. Ce qui ne saurait surprendre vu la judéophobie manifestée quatre ans durant en zone soviétique...

   L'Allemagne et les juifs de 1949 à 1966

   L'Allemagne et les juifs de 1966 à 1989

  La période que l'on vient d'évoquer est caractérisée pour les deux Allemagne par un immobilisme absolu tant sur le plan social que sur le plan politique. A l'Est, le SED de W.Ulbricht tient d'une main ferme un pays dont les ressortissants se laissent d'autant plus facilement convaincre des bienfaits du marxisme-léninisme qu'ils n'ont pas la possibilité d'aller voir ce qui se passe à l'Ouest où l'on vit à la fois bien mieux et beaucoup plus librement. En République Fédérale, les chrétiens-démocrates de la CDU et de la CSU sont restés dix-sept ans au pouvoir, régulièrement réélus par une population fière de la reconstruction et du redressement économique. Si rien ne bouge en RDA où le remplacement de W.Ulbricht par E.Honecker en 1971 ne modifie en rien la donne politique, bien des choses changent en Allemagne de l'Ouest. La nouvelle génération n'a pas vécu la guerre et s'oppose sur bien des plans à celle des parents et grands-parents dont elle comprend mal qu'elle puisse se satisfaire d'un statuquo qui n'a que trop longtemps duré. L'aisance dont les aïnés se prévalent parce qu'il leur a fallu beaucoup souffrir et travailler avant d'y parvenir, le sentiment de gratitude qu'ils éprouvent vis-à-vis des Américains qui les ont tant aidés, se heurtent à l'incompréhension de gens de vingt-ans avides d'action, d'initiative et de changement. Un peu à la façon de la Julie de La Nouvelle Héloïse ("Je suis trop heureuse et je m'ennuie"), ils souhaitent quitter cette vie "heureuse" pour forger un nouvel univers plus dynamique et porteur de valeurs nouvelles. Les grands et luxueux magasins de Berlin ou Francfort, symboles de la prospérité retrouvée, représentent à leurs yeux un capitalisme inégalitaire et condamnable. Pour leurs parents, la présence militaire américaine avait été précieuse, rempart dressé face à l'URSS dont les soldats, ivres de vengeance, avaient deux mois durant pillé et violé à Berlin et ailleurs, face aussi à la dictature communiste sévissant en RDA.  Pour la nouvelle génération, les Américains sont ceux inondent le Vietnam de napalm et y massacrent des innocents. Leur admiration ne va pas aux Truman, Eisenhower ou Marshall, ni même aux officiers de la Wehrmacht ayant comploté contre Hitler. Non, leurs héros s'appellent Mao-Tsé-tung, Hô-Chi-Minh ou Che-Guevara, personnages dont la plupart ne savent pas grand-chose, mais qui signifient pour eux révolte, volonté égalitaire et anticapitalisme. Le gouvernement allemand n'étant pour eux qu'une fausse démocratie assujettie aux Etats-Unis, les étudiants d'extrême-gauche fondent en 1966 la très virulente APO (Opposition extra-parlementaire). Dès lors inévitable, l'explosion se produit lors de la visite du shah d'Iran à Berlin, le 2 juin 1967. Au cours des manifestations, un étudiant est tué par un policier très vite blanchi , le ton monte, une marche sur Bonn fait un instant vaciller le pouvoir. Quelques mois plus tard suivent d'autres manifestations dirigées contre la guerre du Vietnam ou encore le groupe de presse de droite d'Axel Springer. Il faudra attendre plus de quatre années pour que le calme revienne sous la gouvernance du chancelier social-démocrate Helmut Schmidt, aussi fin psychologue dans ses discours qu'énergique dans ses décisions. Quelques éléments radicaux se refuseront néanmoins à rentrer dans le rang, ils iront fonder la "Rote Armee Fraktion" (RAF), groupuscule terroriste auteurs des attentats meurtriers des années 70. Si un chancelier social-démocrate est alors en place, c'est que bien des changements ont eu lieu à partir de 1966, année où, pour la première fois depuis 1949, les chrétiens-démocrates de la CDU-CSU sont contraints de partager le pouvoir avec les sociaux-démocrates du SPD, parti qui, trois ans plus tard, se retrouve seul aux commandes, bénéficiant de la nouvelle orientation du parti libéral. Le nouveau chancelier s'appelle Willy Brandt, Helmut Schmidt lui succèdera en 1974 et les chrétiens-démocrates ne reviendront au pouvoir qu'en 1982 avec Helmut Kohl. Comme sous Adenauer, les différents gouvernements condamnent fermement l'antisémitisme et s'appliquent à honorer les victimes de la barbarie nazie. En 1971, Willy Brandt s'agenouille à Varsovie sur les marches du monument érigé en l'honneur des victimes du ghetto. En 1977, Helmut Schmidt se rend à Auschwitz où il déclare:
      "il n'est pas de voie vers l'avenir sans compréhension du passé."
En 1987, Helmut Kohl tient à rappeler aux députés du Reichstag:
      "les souffrances infligées aux juifs ne seront jamais effacées"
Ce n'est pas tout: pour la première fois depuis 1945, les Eglises luthérienne et catholique d'Allemagne s'accordent pour "demander pardon à nos frères juifs". Pour la première fois également, des "Centres d'Etudes juives" sont créés à Berlin, Munich, Francfort et Cologne. Mais tout comme durant les années 50, il convient de distinguer les positions officielles de la réalité des faits. Les choses ont-elles vraiment changé en ce qui concerne la gestion du passé? En fin de carrière, mais plus que jamais décisionnaires, les juges qui avaient la trentaine en 1944 sont toujours en place dans les années 70. Georg Duckwitz, secrétaire d'Etat de Willy Brandt, n'oublie pas qu'il fut sous Hitler fonctionnaire au ministère de l'Intérieur. Il fait tout son possible pour freiner les recherches ou modérer les sanctions visant les responsables de la shoah. Contexte qui permet de comprendre de bien étranges décisions ou comportements. Ainsi, lors du procès de Francfort, dix des seize surveillants du camp de Mathausen jugés pour actes de barbarie sont acquittés. A l'occasion d'un autre procès, tenu à Flensburg celui-là, l'ancien SS Fellenz, responsable de la mort de 40.000 juifs, s'en tire avec quatre ans de prison dont trois déjà ont été effectués. Des enquêteurs dépêchés par la République Fédérale sur la trace d'Aribert Heim, ancien médecin de Mathausen qui vit confortablement installé au Caire, rentrent très vite après s'être simplement entretenus avec des représentants du gouvernement égyptien. Car l'Allemagne, de plus en plus fière d'une réussite économique qui en fait maintenant la figure de proue de l'Europe, se fait coquette et se fabrique un passé que certaines réminiscences ne doivent pas venir perturber. Le général Rommel, bon nazi s'il en fut, devient dans la presse et la littérature le type même de l'officier magnanime, pur et sans reproche. Les officiers du complot de 1944, bons nazis eux aussi pour la plupart, essentiellement soucieux d'épargner le bolchevisme à leur pays, sont célébrés dans les médias comme d'authentiques résistants. La Wehrmacht, pourtant elle aussi coupable de nombreux massacres à l'Est, est présentée comme une armée "propre," humaine, qui n'a rien à voir avec les crimes odieux commis par la fanatique SS. Personne n'évoque par contre l'héroïsme des courageux anonymes Berlinois ayant caché des juifs pendant toute la guerre, ou encore Hans von Bredow, ce sous-préfet de Prusse orientale ayant sous la menace de son arme de service empêché les SA d'incendier une synagogue durant la Nuit de Cristal de 1938. Et pour cause: pareils exemples ne sembleraient-ils pas prouver qu'il était possible de faire obstacle à l'antisémitisme si on l'avait vraiment voulu? En fait, l'antisémitisme perdure en profondeur, certains sondages en sont la preuve. A la question "Faut-il poursuivre quelqu'un ayant assassiné un juif sous Hitler?", posée en 1969, près de la moitié des personnes interrogées répondent par la négative. En 1974, un sondage révèle que 20% des Allemands reconnaissent être demeurés judéophobes. Mieux, l'antisémitisme reprend des couleurs à la lueur des guerres israélo-arabes de 1967 et de 1973-74. On parle désormais "d'antisionisme" et se réalise alors ce qu'avait pressenti le philosophe juif Jankélévitch:
      "Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis, ce serait merveilleux"
Oui, en présentant les Arabes comme les innocentes victimes d'Israël, Etat militaire et totalitaire, on en arrive en Allemagne à poser cette question odieuse à plus d'un titre:
      "Est-ce un si grand crime que d'avoir éliminé des membres d'une race aussi arrogante, annexionniste et destructrice?"
Comme l'écrit alors le politologue Josef Joffe:
      "On va jusqu'à faire un parallèle entre le général Stropp massacrant les survivants du ghetto de Varsovie et la général Sharon assiégeant l'OLP."
Beaucoup, dans cette affaire, se frottent les mains. On s'attendait à entendre les néo-nazis du NPD se réjouir haut et fort "d'avoir vu juste" - on est plus surpris de voir les écologistes (die Grünen) écrire (sur papier recyclé!) dans leur Almanach vert:
      "Les horreurs nazies s'estompent devant les atrocités sionistes... Quand donnera-t-on une leçon à ces juifs qui assassinent leur prochain?"
Dans ce contexte, les criminels nazis en exil peuvent dormir tranquilles, on entend même l'un d'eux, le sinistre Alois Brunner, déclarer lors d'une interview accordée à un journaliste américain depuis Damas - où l'ancien nazi vit sous la protection du gouvernement syrien - qu'il regrette simplement de ne pas avoir vingt-cinq ans auparavant éliminé plus encore de ces "agents du diable." Une atmosphère aussi délétère va permettre de prospérer à une plante vénéneuse dont nul n'avait osé envisager l'apparition et la prolifération dix ans plus tôt: le négationnisme. Il fallait y penser: les juifs s'avérant de redoutables criminels de guerre, pourquoi n'auraient-ils pas fabriqué de toutes pièces un IIIème Reich antisémite afin d'assurer leur impunité et de jouer les martyrs? Le loup se camouflant sous une peau de mouton, en quelque sorte... A la fin des années 60, déjà, le film d'Edgar Reitz, Heimat, était pour le moins dérangeant, qui présentait une histoire du IIIème Reich exempte de toute atrocité et finalement assez idyllique. Mais le mieux restait toutefois à venir avec, entre autres, les aberrations d'un certain Herbert Graber prétendant qu'une centaine de conjurés avaient exterminé 5000 juifs (on est loin des six millions de victimes de la shoah! ) afin de discréditer le gentil Hitler, ou encore celles de l'avocat Manfred Roeder affirmant que les fours crématoires n'ont jamais existé. Car enfin, dit-il, si c'était le cas, on aurait du trouver des cendres...

  Le problème juif ne concerne plus désormais la RDA, dont la politique antisémite, on l'a vu, a poussé les communautés juives à quitter son territoire. A signaler toutefois que lors du "Printemps de Prague," tentative de libéralisation du régime en Tchécoslovaquie, l'organe du SED désigne aussitôt en gros titre le responsable de l'inadmissible subversion:
      "Le sionisme règne à Prague"...
oubliant dans l'affaire que l'organe du parti nazi avait, en 1937, titré quant à lui:
      "Les juifs règnent à Prague"
En outre, c'est en RDA que les soldats irakiens s'entraïnent à l'emploi de gaz toxiques dans le cadre des conflits israélo-arabes. Enfin, bien sur, la RDA se refuse encore et toujours à verser la moindre réparation à l'Etat d'Israël pour les malheurs et dommages subis par les juifs entre 1933 à 1945. Comment une Allemagne communiste pourrait-elle donner de l'argent à un pays étroitement lié aux Etats-Unis et au grand capitalisme?

   L'Allemagne et les juifs de la réunification à nos jours

   Attendue depuis si longtemps, inespérée, la réunification des deux Allemagnes (1989-1990) - fruit d'une étroite et efficace collaboration entre le président soviétique Mikhaël Gorbatchev et le chancelier allemand Helmut Kohl - s'accompagne dans les mois qui suivent d'une augmentation considérable de la population juive d'Allemagne. Les familles juives d'origine allemande vivant jusque là en URSS se voient en effet offerte la possibilité de retrouver leur terre d'origine à des conditions très avantageuses. Au nombre de 28.000 lors de la chute du Mur, les juifs ne sont pas moins de 80.000 six ans plus tard. A Leipzig, ville importante de l'ex-RDA, la communauté juive qui ne comptait que 35 membres en 1989, en compte 600 en 1995. De plus, les conditions semblent réunies pour que s'effectue un rapprochement réel entre juifs et Allemands. Longtemps, les juifs d'Allemagne avaient pour représentant un ancien déporté (Golinsky), homme intransigeant et d'abord peu facile. En 1992 lui a succèdé Ignaz Bubis, lui aussi rescapé des camps, mais nettement plus ouvert au dialogue. A Berlin, la communauté juive est représentée par un homme (Nachama) d'une génération qui n'a pas connu la shoah et se trouve de ce fait moins marqué par le poids du passé. Mais il y a surtout cet immense sentiment d'euphorie qui s'empare de toute une Allemagne convaincue qu'avec la Réunification s'ouvre une ère nouvelle et que le pays, désormais géant économique de l'Europe, se doit de donner l'exemple, y compris en tendant ostensiblement la main aux juifs. D'où un philosémitisme d'un genre nouveau. On commence par proclamer le passé aboli; on lit ainsi en décembre 1989 dans le très sérieux hebdomadaire Die Zeit
      "Dieu a réunifié, Dieu a donc pardonné le meurtre de 6 millions de juifs"
puis on se préoccupe de doter la communauté juive d'institutions dignes de son histoire et de sa culture. Plusieurs lycées juifs sont inaugurés (il n'en existait qu'un seul, à Berlin, en 1987), en 2001 voit le jour dans la capitale un Musée juif, quatre ans plus tard, toujours à Berlin, est érigé le Mémorial de la shoah. Parallèlement, on voit pour la première fois des familles allemandes donner des prénoms juifs à leurs enfants (Rebecca, Sarah, Ruben, Jacob etc...) Pour la première fois aussi, des auteurs juifs font l'objet de distinctions officielles. Le très convoité prix Büchner est décerné à Wolf Biermann (1991) et à Georges Tabori (1992), l'écrivain juif Amoz reçoit le prix de la Paix des éditeurs allemands. Et pourtant, plus on avance dans les années 90, plus il apparaït que le problème ne peut être réglé en profondeur en raison d'un antisionisme un bref instant oublié dans l'euphorie de la Réunification, mais que réactive la guerre du Golfe qui débute en janvier 1991. Le gouvernement allemand est cette fois partie prenante, le nouveau chancelier Gerhard Schröder (élu en 1998) soutient Arafat et les Palestiniens dans le conflit qui les oppose à Israël, allant jusqu'à les approvisionner en armes chimiques. Arafat, faut-il le rappeler, n'est autre que le neveu du grand mufti qui envoya 100.000 juifs arabes dans les chambres à gaz de Hitler. L'opinion suit sans trop se faire prier et quand la Süddeutsche Zeitung propose à ses lecteurs dix nations à classer par ordre de sympathie, Israël arrive en toute dernière position, loin derrière la Chine ou Cuba! S'y ajoute la judéophobie importée de Gaza ou de Beyrouth par les musulmans qui ne cessent d'arriver nombreux - notamment à Berlin - durant les années 90. La nouvelle chancelière, Angela Merkel (élue en 2000) et son gouvernement tentent bien d'imposer certaines limites, deux maisons d'édition musulmanes violemment antisémites sont interdites de publication en 2005 et 2008, mais on ne peut en toute logique empêcher les nouveaux arrivants d'avoir leurs propres médias. Or, figurent parmi ces dernières une chaïne arabo-saoudienne aux ordres du Hamas, ou encore celle de Al-Manar, toute acquise au Hezbollah. Les jeunes musulmans qui rejoignent le matin leurs camarades allemands à l'école, ont eu ainsi la possibilité de voir la veille, par exemple, des enfants de leur aêge défiler en chantant devant les cadavres de soldats israéliens. Ce pourquoi, un jour, on verra au musée d'Histoire de Berlin une classe entière s'arrêter et applaudir devant une reproduction des chambres à gaz. Ce pourquoi aussi les écoliers juifs, très minoritaires dans les écoles berlinoises, dissimulent soigneusement tout signe distinctif trahissant leur origine. A la radio, on entend parfois un rappeur libanais chanter:
      "Tuez ces cochons de juifs"
ou encore le célèbre Bushido - distingué par RTL - décliner en musique l'identité qu'il revendique:
      "Je suis un taliban, mon vrai nom est Mohamed, j'ai mis la ville en flammes"...

   Pour conclure, un constat et un souhait

   Ce qui vient d'être dit se doit d'être nuancé. Il convient en effet de relativiser en soulignant que 2010 n'a rien à voir avec 1940. Les juifs sont aujourd'hui en Allemagne des citoyens à part entière, ils jouissent de toutes les libertés (presse, religion, expression, etc...), ils ont accès à toutes les fonctions de l'administration et de l'Etat. Contrairement à l'Autriche et au Japon, l'Allemagne a reconnu ses crimes de guerre - dont la shoah - et accepté très tôt après la guerre de verser en conséquence à l'Etat d'Israël de substantiels dédommagements. Le juif vit en ce début de XXIème siècle mieux en Allemagne que dans certains pays d'Europe centrale, l'écrivain juif hongrois Imre Kertesz (prix Nobel 2002) déclarait récemment:
      "Il est plus agréable de vivre à Berlin qu'à Budapest"
Il n'en reste pas moins que dans de nombreux milieux perdure Outre-Rhin une indéniable judéophobie. Un sondage réalisé en 2002 révèle que 40% des Allemands interrogés pensent que les juifs exercent dans leur pays une trop grande influence (l'Allemagne compte actuellement 98.000 juifs pour 82 millions d'habitants!). Qualifié longtemps de parasite dangereux pour l'Etat et d'usurier néfaste à l'économie nationale, le juif reste pour beaucoup un apatride dénué de civisme accumulant pour lui seul les richesses. Pourtant, comme le rappelle le politicologue franèais Jacques Attali:
      "Il n'existe pas plus de banquiers juifs que de banquiers chinois ou catholiques, mais si les juifs sont devenus banquiers dans le passé, ce fut sous la contrainte de l'Eglise catholique et des princes musulmans, dont les religions interdisaient le prêt à intérêt."
Hier persécuté comme déicide, le juif a été officiellement lavé de cette faute par l'Eglise catholique (Vatican II 1962-1965), mais il ne l'a pas été par tous. A Noël 2008, le R.P. Schmidtberger, chef de l'Eglise fondamentaliste, a déclaré aux 27 évêques de la "Fraternité Saint Pie X":
      "Les juifs contemporains sont responsables de la mort du Christ et le resteront tant qu'ils ne seront pas baptisés"

   Que faire ? Demander pardon paraït aujourd'hui bien inutile, voire indécent. Cultiver le devoir de mémoire s'impose, mais ne saurait suffire. En outre, dans ce domaine, tout n'est pas aussi simple qu'on pourrait le croire. A preuve toutes les difficultés rencontrées entre 1988 et 2005 avant de pouvoir inaugurer le mémorial de la shoah à Berlin. Le projet, lancé par le chancelier Kohl à la fin des années 80, se heurta à de nombreuses objections venues de toutes parts. Le représentant de la communauté juive de Berlin, Nachama, pensait que cette initiative permettrait d'occulter trop facilement un problème de fond non encore réglé à ses yeux. L'écrivain de droite Martin Walser déclara que l'Allemagne n'avait que trop culpabilisé jusque là. Le SPD dit sa crainte de voir le mémorial devenir un lieu de pèlerinage pour les néo-nazis. Le maire de Berlin de l'époque, le CDU Diepgen, appréhendait de voir les 400 stèles initialement projetées sous forme de pierres tombales constituer une cible idéale offerte au vandalisme. L'écrivain Günter Grass fit remarquer que l'on pensait trop aux juifs, pas assez aux homosexuels et aux gitans, eux aussi persécutés par le nazisme. Tant bien que mal, la construction du Mémorial finit par être décidée. A peine les travaux avaient-ils commencé que l'on s'aperèut que la firme Dagesa, chargée d'enduire les stèles d'un produit anti-graffiti, avait pendant la guerre fourni aux nazis le gaz destiné à exterminer les déportés. Durant plusieurs semaines, le chantier fut fermé et ceinturé de palissades sur lesquelles abondèrent les affiches et slogans antisémites. Enfin, les travaux reprirent et le Mémorial put être inauguré en mai 2005.

   C'est à l'école que tout doit commencer. Là, rien ne servirait de passer régulièrement des films ou documentaires sur les camps de la mort, il serait tout aussi vain de souligner à n'en plus finir la barbarie des "méchants nazis" qui (et c'est heureux!) appartiennent pour les nouvelles générations à un passé déjà lointain. Tout cela se doit d'être dit, certes, mais le cours d'histoire doit suffire, à condition, bien entendu que pareils sujets ne soient ni éludés, ni traités à toute allure. Non, il conviendrait bien plutôt de remplacer un "pardon" aujourd'hui bien inapproprié par un "merci" auquel pratiquement personne n'a en Allemagne jusque là pensé. Il faut dire à ces jeunes gens haut et fort tout ce dont sont redevables aux juifs la culture, la science, l'histoire et l'art allemands. Préciser qu'en littérature ces "incontournables" que sont Heine, Döblin, Arnold et Stefan Zweig, Biermann sont juifs, tout comme le sont les prix Nobel scientifiques Hertz, Ehrlich, Haber et Einstein. Que le seul peintre allemand impressionniste de renom, Max Liebermann, l'était aussi. Que Berlin n'aurait pas été sous Weimar le "Hollywood européen" sans les réalisateurs juifs Fritz Lang et Murnau. Que Max Reinhardt, qui dépoussiéra dans les années 20 le théaecirc;tre européen par d'audacieuses innovations, était juif. Que des compositeurs aussi talentueux que Félix Mendelssohn ou Hindemith, des chefs d'orchestre aussi prestigieux que Bruno Walter et Otto Klemperer l'étaient aussi. Qu'à des moments cruciaux de l'histoire de l'Allemagne, les juifs Josef von Rosheim, Delbrück, Bleichröder ou encore Walther Rathenau furent d'utiles et précieux conseillers. Parler de la fructueuse amitié entre Goethe et Schiller s'impose, certes, une place doit être faite aussi à la relation qui unit l'écrivain allemand Lessing au juif Moses Mendelssohn, magnifique leçon de tolérance à méditer aujourd'hui encore.
Demandez à des lycéens allemands de 2011 s'ils savent qui, dans la liste des noms précédemment cités - liste loin d'être exhaustive, il s'en faut! - est juif: la plupart sont bien en peine de vous répondre. Comment pourraient-ils le faire, on ne le leur a jamais dit. Au travail, donc! Il n'est jamais trop tard pour bien faire. Ce lieu commun se doit toutefois d'être lui aussi écrit. Rappelons-nous la fin de la fameuse pièce de Bertolt Brecht consacrée à la folie hitlérienne, La Résistible Ascension d'Arturo Ui

Agissez au lieu de parler encore et toujours.
Pour un peu, ce monstre eût dominé le monde!
Les peuples en vinrent à bout, mais que
Chacun se garde de trop tôt triompher
Le sein dont il est sorti peut encore engendrer.

Alors, vraiment "jamais"?

Conférence prononcée le 17 mars 2011





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