RCHIVES

Dernier discours de distribution des prix du lycée Blaise-Pascal

(5 juillet 1967)

 

par Bernard Dumoulin

 

Monsieur le représentant du Préfet de Région Auvergne,  Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, chers amis,

 

Un discours de distribution des prix est une épreuve difficile, à la fois pour ceux qui ont à en supporter l’audition rituelle, et pour celui qui a été pressenti pour jouer le rôle principal. L’exercice devient délicat lorsque ce rôle doit être tenu par un ancien élève de ce lycée qui, il y a sept ans, assistait en simple spectateur à une cérémonie similaire. Mais la tâche devient plus périlleuse encore, lorsque ce même rôle est tenu par un représentant de cette activité étrange et un peu mystérieuse qui porte le nom de « philosophie ». Voilà qui rend plus pesante, la grave et intimidante solennité de cet instant.

 

Le philosophe en question aura d’abord tendance à esquiver la difficulté, en essayant d’occuper l’auditoire de la façon la plus innocente qu’il se peut, en traitant agréablement de quelque thème d’actualité : les plaisirs des vacances bien méritées après l’effort, la fragilité de la paix mondiale ou le bel avenir que représente pour le pays l’innombrable jeunesse française…

 

Ou bien, au contraire, se ravisant, et décidé à jouer son rôle jusqu’au bout, il tentera, en quelques minutes, de convaincre son public de l’importance de quelque grand thème de la philosophie éternelle : le pourquoi de toutes choses, la réalité du monde extérieur, ou les preuves de l’existence de Dieu…

 

Mais, réalisant tout à coup qu’un tel discours risquerait alors d’apparaître soit comme un plat exercice de circonstance, soit comme un sermon un peu ennuyeux, et se rappelant qu’on est philosophe à chaque instant ou bien qu’on ne l’est jamais, il tentera, maladroitement, de se faire le philosophe du présent, c’est-à-dire, par exemple, le philosophe des vacances, des loisirs, du bien-être, de la publicité, du progrès technique.

 

Bien entendu surgit immédiatement un objection dans l’esprit de chacun : mais les vacances, les loisirs, le bien-être, la publicité, le progrès technique n’ont que faire de votre philosophie ! C’est là une activité bien trop sérieuse, préciseront les uns, qui convient à des esprits mélancoliques, à des époques malheureuses qui ne connaissaient pas encore les joies de la télévision, du tiercé, de la vitesse et des surprise-parties !

 

Pour d’autres, au contraire, la philosophie est une forme de pensée qui manque de sérieux. A l’âge des fusées, des cosmonautes, des autoroutes, des bombes à hydrogène, la science et la technique offrent aux jeunes des domaines de recherche et de travail autrement plus exaltants et consistants que les pâles et vaines spéculations de la métaphysique. D’ailleurs, c’est déjà ce que disait à Socrate, fondateur de la philosophie occidentale, un de ses adversaires, Calliclès : « quant à moi, s’écriait-il, en face des tenants de la philosophie, je ressens la même impression qu’en face de ceux qui parlent de façon puérile et font les gamins ! »

 

Bref, pour tous, le philosophe apparaît souvent comme un personnage un peu anachronique qui convenait sans doute à des époques tragiques, mais qui n’a plus sa place dans le dynamisme et le bien-être de notre temps.

 

Le philosophe a de quoi se sentir accablé sous de tels sarcasmes et serait tenté d’arrêter là son exercice –et par là même son discours- si une question tenace ne persistait à inquiéter son esprit : l’homme d’aujourd’hui peut-il vraiment attendre du bien-être, de l’abondance, du confort, du progrès technique la satisfaction de ses besoins les plus profonds ? Tous les problèmes qu’il se pose encore , sont-ils en voie de trouver bientôt, et de façon inéluctable, leur complète solution ?

 

Pour  pouvoir répondre, le philosophe estime utile de regarder les choses de plus près et, loin de fuir le présent, et comme on dit, « le concret », il l’examine dans quelques-uns de ses aspects les plus caractéristiques : les loisirs, le développement du bien-être et de la consommation, la diffusion massive des techniques.

 

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            Chacun d’entre nous attend avec quelque impatience le moment des vacances, et ce n’est pas là un phénomène propre aux lycéens –et à leurs professeurs-. C’est un phénomène social général qui intéresse la majorité des individus dans les sociétés modernes. La réduction progressive de la durée du travail, l’apparition des congés payés, l’extension de l’automatisation dans les entreprises, permettent et permettront de plus en plus à l’individu de consacrer davantage de temps au loisir.

 

            Dans la mesure où le travail est souvent ressenti comme une activité difficile et pénible –certains même diront contre-nature-, c’est là un progrès incontestable.

 

Mais qu’est-ce que le loisir ? Suffit-il de ne pas travailler pour être heureux ? Oui, certainement, pendant quelques jours. Mais chacun le sait bien, l’inactivité devient vite lassante et il est difficile de savoir occuper son temps lorsque l’on n’a pas une tâche précise, imposée par quelque nécessité. C’est ainsi que les sociologues nous apprennent qu’une des menaces qui pèsent sur l’homme des sociétés modernes, c’est l’ennui. Pourquoi cela ?

 

            Si l’on songe à l’individu écrasé par le travail, par la misère ou par la faim, il est clair qu’il sait parfaitement ce qu’il doit faire, quel doit être le sens de sa vie : c’est satisfaire ses besoins élémentaires, dormir, manger, faire vivre sa famille. Il s’agit en somme de survivre.

 

            Au contraire, l’homme moderne, l’homme des loisirs, une fois ses besoins élémentaires satisfaits, est livré à lui-même. Aucune nécessité ne s’impose à lui ; « il est condamné à être libre », c’est-à-dire à donner par lui-même un sens à sa vie. C’est là une tâche redoutable, bien difficile et rarement réussie, et c’est alors qu’au cœur de cette vie sans nécessité et donc sans signification, naît l’ennui.

 

            Sans doute, des moyens existent pour fuir l’ennui : par exemple l’oubli de soi-même, dans les plaisirs et les spectacles les plus faciles, les plus monotones, qui d’ailleurs sont aussi les plus rentables pour les commerçants qui en vivent. Mais le loisir risque alors de conduire l’individu, s’il ne réagit pas, à un abaissement du niveau mental, du niveau moral, peut-être à une véritable déchéance.

 

            es solutions moins avilissantes sont aussi possibles : la pratique d’une activité artistique ou sportive, la lecture, la fréquentation de ses amis. Mais d’abord elles supposent déjà chez l’individu l’existence d’une culture générale assez riche et assez approfondie pour lui donner le goût de l’effort, le goût des valeurs artistiques, sociales ou intellectuelles. D’autre part, toutes ces activités risquent bientôt d’apparaître elles-mêmes comme sources d’ennui si elles n’ont pour l’individu que la signification de divertissements agréables, de passe-temps superficiels, si elles sont étrangères au besoin le plus profond : avoir une vie qui n’est pas totalement absurde, avoir une vie qui a un sens. Même la lecture n’en est pas une garantie suffisante ; car notre époque est une époque de diffusion massive de livres, de documents, de connaissances, d’information, en quantité infinie, dans toutes les directions, dans tous les domaines, et qui constituent une masse proliférante qu’il est de plus en plus difficile à un individu d’assimiler intelligemment et qui ne peut qu’accabler l’esprit lorsqu’il a soif d’unité et de synthèse, le laissant encore plus perplexe et inquiet.

 

            C’est donc à l’individu lui-même qui, dans le loisir, ne peut plus compter sur une bienfaisante nécessité extérieure, qu’il revient de construire, de créer le sens de sa vie. C’est là une tâche bien difficile, qui exige de sa part un usage nouveau de son esprit : la réflexion méthodique.

 

            Or l’homme moyen de notre temps est-il préparé à utiliser son esprit de cette façon nouvelle ? Certes, il a appris un métier, il sait lire et écrire, il aura parfois une culture générale, mais est-ce que ce sont là des armes suffisantes pour affronter le loisir, pour éviter l’ennui et le sentiment de l’absurde ? Voilà une première question qui mérite d’être posée, même si l’on n’est pas philosophe.

 

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             Le recul de l’emprise du travail sur l’homme moderne se traduit non seulement par l’importance accrue des loisirs, mais aussi par le rôle de plus en plus étendu de la consommation. L’homme d’aujourd’hui en effet n’est plus simplement un producteur, il est de plus en plus un consommateur. C’est pourquoi les sociologues donnent parfois à notre société, le nom de « société de consommation ».

 

            Il y a tout lieu de se féliciter d’une telle évolution, signe de l’élévation du niveau de vie moyen, et qui permet d’apporter à tous la satisfaction de besoins élémentaires comme l’alimentation, le vêtement, les distractions, l’hygiène, la propreté, et en général un bien-être ignoré de la grande masse misérable de nos ancêtres. D’autre part, le consommateur, jeune ou moins jeune, a souvent le sentiment que ses plus profondes aspirations vont être satisfaites par la possession de tel ou tel objet, offert par la société moderne à son choix souverain. Or n’y a-t-il pas quelque illusion dans cette image souvent proposée du « consommateur-roi », du « client-roi » faisant librement triompher ses goûts et ses besoins dans le monde du commerce ?

 

            Une rapide analyse du phénomène capital de notre temps qu’est la publicité, peut nous éclairer un peu. La publicité est nécessaire parce qu’elle fait vendre et ainsi stimule et développe la production. Il faut faire consommer le plus possible pour que notre machine économique puisse sans cesse en développer davantage –n’est-ce pas déjà là une première contrainte collective qui pèse sur le consommateur ?

 

            Par ailleurs, comment faire consommer toujours davantage ? Certes en informant objectivement le public sur la nature et les qualités de la marchandise produite ; mais aussi en suscitant l’insatisfaction et le désir. Et la psychologie moderne offre ses services à la publicité pour enseigner les moyens les plus efficaces de stimuler le désir, d’attirer le regard, de « faire saliver d’envie », et finalement de cultiver chez l’individu un vague sentiment de frustration. Or le pilonnage quotidien que subit ainsi l’homme moderne dans la rue, au cinéma, par la presse et la radio, n’est pas sans profondes conséquences psychologiques. Ne crée-t-il pas une sorte de malaise constant, un état permanent de désir et d’insatisfaction ?

 

            En fin de compte, l’individu risque de se définir moins pas ce qu’il est, avec sa personnalité, son intelligence, ses qualités et ses défauts, que par ce qu’il possède ou par ce qu’il voudrait posséder. C’est à travers les objets dont il est propriétaire qu’il se sent momentanément heureux de vivre, estimé par les autres, reconnu comme quelqu’un qui est « comme tout le monde » ou « mieux que les autres ». N’y a-t-il pas là, pour l’individu, le risque de se sentir dépossédé de lui-même, pris dans un engrenage tyrannique, submergé et en quelque sorte désintégré moralement par des désirs toujours renaissants ?

 

            nfin, parmi les objets ainsi offerts à la concupiscence provoquée du consommateur, n’y a-t-il pas souvent bien du superflu. Que de milliards dépensés pour lancer telle nouvelle marque de lessive, ou de margarine, ou de dentifrice, telle nouvelle crème de beauté, tels repas diététiques pour chiens ou chats, alors que tant de milliards manquent par ailleurs pour le logement, le sport, l’éducation et la culture !

 

            l y a là aussi quelque chose qui met l’esprit mal à l’aise et appelle un effort de réflexion sur le sens et les buts de notre société de consommation.

 

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            n pourrait objecter, peut-être, que c’est là une façon trop pessimiste de voir les choses et que le monde moderne a les moyens de dissiper les imperfections actuelles de notre société et donc les sentiments d’ennui et de malaise que nous éprouvons parfois ; c’est là particulièrement, dira-t-on le rôle du progrès technique qui, pour un avenir prochain est, peut-être, la clef de nos problèmes actuels et peut donner enfin un sens à notre vie.

 

            Il est vrai que la technique a donné à l’homme un pouvoir indéfini sur les choses,  en lui permettant de maîtriser successivement des énergies énormes : charbon, pétrole, électricité, atome, soleil. Une puissance admirable  est désormais entre les mains de l’homme, et même de chaque homme, sous la forme du transistor, du téléphone ou du véhicule à moteur.

 

            Mais tous ces pouvoirs nouveaux de l’homme, pour quoi faire ? Voyons-nous clairement toutes les conséquences, tous les buts que rendent possibles de tels moyens ? Non, car si nos moyens d’action se sont en quelques dizaines d’années multipliés indéfiniment, les buts, les valeurs de notre société n’ont guère évolué dans la même proportion, ne se sont pas adaptés à nos forces nouvelles, sont en pratique restés décalés par rapport à notre puissance.

 

            ’est là, sans doute, l’origine de ce sentiment de l’absurde que nous pouvons parfois éprouver devant la prolifération anarchique de certains objets techniques : ces voitures dans les rues, sur les trottoirs, sur les places que l’on ne sait pas où garer ; ces banlieues monotones et mornes qui envahissent les campagnes et obligent les hommes à des trajets de plus en plus longs et épuisants, ces armes de destruction massive, accumulées consciencieusement par les grandes puissances et capables de détruire plusieurs fois l’humanité.

 

 

            Ainsi, par de bizarres « contre-coups », le progrès technique crée de nouvelles contradictions. Le cas le plus dramatique est sans doute celui de l’introduction de l’hygiène et de la médecine dans les pays du Tiers Monde. Cette heureuse et juste initiative produit malheureusement des conséquences imprévues, bien que prévisibles, une explosion démographique créant un état permanent de famine partielle, se traduisant actuellement en moyenne, paraît-il, par la mort de 100.000 personnes par jour en attendant la famine généralisée que les experts nous annoncent pour 1980.

 

            De ce point de vue, et comme l’écrivait récemment un journaliste, le monde moderne apparaît comme un vaste embouteillage dont la circulation automobile dans nos villes n’est qu’un petit exemple, embouteillage dû à la prolifération anarchique des objets techniques indépendamment de tout contrôle harmonieux des hommes qui les produisent ou les utilisent.

 

            Au vertige que fait naître la prise de conscience de ce phénomène, il conviendrait d’ajouter le vertige que peut provoquer la vitesse du progrès technique. Celui-ce se caractérise, en effet, par une accélération des changements qui transforment constamment le rythme de vie, la vitesse des communications, la nature du travail quotidien.

 

            Le changement apporte  certainement un plaisir, surtout chez les jeunes, mais à la condition qu’il se situe, consciemment ou non, à l’intérieur d’un cadre assurant un minimum de sécurité à l’individu ; car l’esprit a un besoin essentiel de se situer, d’être adapté au monde, d’avoir quelques points de repère stables. Or le progrès technique fait qu’il devient de plus en plus nécessaire de s’adapter sans cesse au changement, ce qui exige en permanence un effort, une tension difficiles ; et les psychologues nous disent que cette tension peut-être la source de malaises pouvant aller jusqu’à des troubles mentaux, à des névroses chez un grand nombre d’individus.

 

            n tout cas, il apparaît vain d’attendre du progrès technique seul la solution de tous nos problèmes et il appartient à chacun de faire un effort pour ne pas se laisser emporter dans cet embouteillage et dans ce vertige qui  nous menacent tous.

 

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            Finalement, l’homme d’aujourd’hui n’est pas au bout de ses peines ; si des besoins ancestraux se trouvent à présent satisfaits, d’autres aspirations, d’autres problèmes, sans doute plus difficiles à résoudre se font jour.

 

            L’homme d’aujourd’hui, menacé par l’ennui, déchiré par des désirs sans cesse stimulés, submergé par une prolifération parfois anarchique d’objets techniques, emporté dans le torrent du changement, a bien des difficultés à faire son unité, à conserver son équilibre mental, à comprendre ce qui lui arrive.

 

            l a besoin plus que jamais d’un effort de réflexion personnelle pour assimiler et maîtriser ses connaissances, pour distinguer les buts, les valeurs qui sont stables et ceux qui relèvent simplement soit de la mode, soit de nécessités provisoires, pour choisir un type d’existence qui n’en fasse pas l’esclave des objets et du conditionnement social, en somme pour y voir clair dans l’embouteillage des informations, des slogans et des marchandises.

 

            Pour cela, seuls un esprit critique assez aigu, un esprit de synthèse assez ferme, la volonté de se sentir pleinement responsable de soi-même et des autres, sont les armes du salut, face à ces menaces de désintégration physique et psychologique de l’homme.

 

            Or n’est-ce pas là justement les caractères essentiels de l’esprit philosophique ? Et n’est-ce pas reconnaître que la réflexion philosophique, souvent mal comprise de nos jours, n’a jamais été aussi nécessaire, aussi actuelle, aussi irremplaçable, ne serait-ce que pour sauvegarder l’équilibre psychologique de l’individu ?

 

            C’est pourquoi on ne saurait trop conseiller à chacun le retour sur soi-même pour faire le point, l’arrêt provisoire de l’agitation quotidienne et de l’absorption du savoir et des connaissances.

 

            C’est pourquoi ce n’est pas le simple souci de conclure par une formule rituelle un discours d’usage, mais la conscience de la nécessité d’une pause dans le travail et l’activité habituels, la conscience de la nécessité d’une reprise en main de soi-même, qui me conduit à souhaiter à chacun d’heureuses et fructueuses vacances.

 

 

Bernard Dumoulin

Professeur agrégé de philosophie

Clermont-Ferrand, 5 juillet 1967

 

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