RCHIVES

le Service du Travail Obligatoire (S.T.O.)

17 nov 2018 par Raphaël SPINA

Raphaël SPINA est agrégé d’histoire, ancien élève du lycée Blaise Pascalet de l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm

    Raphaël Spina commence par se déclarer ému d’être de retour «les lieux du crime»:
    « Ici, c’est un peu chez moi… Ma mère y a enseigné 23 ans jusqu’à sa retraite, ma sœur y a été élève, et de 1991 à l’an 2000 j’ai passé le collège, le lycée et la classe préparatoire ici, avec des bons camarades et d’excellents enseignants bien formateurs. Ils m’ont permis d’en sortir par la grande porte pour intégrer la rue d’Ulm. Les discussions riches et vives dans la cour, les enseignements, les voyages scolaires, les devoirs le soir, tout cela a conduit à être un élève heureux et un futur enseignant satisfait. Il y a certains cours que je pourrais restituer presque par cœur, et il m’arrive encore d’en réutiliser des éléments voire le plan. Ma reconnaissance envers mes maîtres est imprescriptible. Déjà en arrivant en 6e – 5e j'avais la vocation bien affirmée de l'Histoire, Seconde Guerre mondiale en tête, et mon parcours de ce point de vue a été assez linéaire. A Blaise-Pascal encore, j'ai passé le concours général d'Histoire, en salle Bergson, et je l'ai obtenu à ma grande surprise, le 1er juillet 1997 à la Sorbonne. Cela a changé ma vie, et le seul événement équivalent depuis, c'est que le livre issu de ma thèse ait été couronnée en janvier à l'unanimité du jury de la Fondation Stéphane-Bern et remis à l'Institut de France, chez la vieille dame du quai de Conti, en présence de la Première Dame et d'un parterre de personnalités. »

    Après ce moment de nostalgie reconnaissante, il démontre que tous les chemins mènent à Rome, et le Service du Travail Obligatoire aussi. Du temps où Blaise-Pascal était encore la caserne Gribeauval, celle-ci a servi de centre d’hébergement forcé pour les réfractaires au ST0, à partir de mars 1943, le mois le plus chargé en exils forcés - 120départs en quatre semaines, 165entre mi-février et fin mars. Les réfractaires ou ceux suspectés de pouvoir le devenir y étaient internés là quelques jours à un mois maximum, sans sanction particulière au demeurant. Il n’y avait pas beaucoup de chemin jusqu’à la gare et au train pour l’Allemagne. Il est arrivé que 200 internés de Gribeauval soient envoyés d’un seul coup dans le Reich.


Départ houleux à Paris,
dessin d’un ex-STO anonyme
(5 mars 1943).

    Par ailleurs, les manifestations contre les départs étaient assez intenses dans les gares début 1943: le 6 janvier à Montluçon le train est arrêté par la foule pendant une heure et demie et les passagers conviés à descendre. Aussi notre compatriote Pierre Laval, n0 2 du gouvernement installé à Vichy, avait ordonné que dans toute la France, on tienne les familles et le public bien à l’écart. Donc en cas de départ d’un convoi pour le STO, il n’était plus possible d’approcher plus près de la gare que de la place Delille, à deux pas d’ici.


L’OPA de Belfort, après son plasticage par la Résistance, 21 janvier 1943.
(extrait de M-A Vacelet Le Territoire de Belfort dans la Tourmente,
Besançon 2004).

     Ajoutons que place Delille, justement, se tenait l’OPA: l’Office de Placement Allemand, à personnel et responsabilité allemands mais payé sur les deniers français. Il ne se contentait pas de faire de la propagande pour le travail en Allemagne, ou de placer les travailleurs et travailleuses volontaires, ou encore ceux qui cherchaient à devancer l’appel inéluctable du STO pour au moins avoir le choix de leur lieu d’exil et du métier qu’ils y exerceraient.

Mais aussi, cet OPA avait mis sur pied une véritable police politique, complémentaire de la Gestapo, avec une trentaine d’indics de quatre nationalités, grassement payés: elle était chargée de traquer les réfractaires au STO, et au-delà, les maquisards qu’ils sont souvent devenus, et les Juifs et les résistants… Le Comité pour la Paix sociale, milice dorioriste à la solde des Allemands et spécialisée dans la traque des réfractaires, se trouvait aussi place Delille: ses membres se livraient à des contrôles, des arrestations, des violences, pillages et viols. L’un des employés de l’OPA doit même être tué à la hachette par la Résistance le 15 août 1944, deux autres fusillés à la Libération après procès en cour martiale.

    Et bien entendu, de jeunes anciens du lycée Blaise-Pascal d’alors ont nécessairement été victimes du STO, réfractaires, maquisards...

    Mais au juste, que fut cet inconnu célèbre qu’était le STO? Malgré son importance capitale dans l’histoire des années sombres, il est resté longtemps un sujet méconnu et sous-traité. Il est vrai que 96% de ceux envoyés travailler en Allemagne sont revenus indemnes physiquement. Et comme les prisonniers de guerre, ils semblaient des anti-héros au récit banal, symboles vivants de la défaite et de la collaboration d’Etat. Dans les années 1970, la mémoire collective et savante a redécouvert les victimes, éclipsées jusque-là par les combattants de la France Libre ou de la Résistance: mais même comme victimes, les STO arrivent bon derniers. En effet, ils n’ont pas souffert aussi longtemps que les prisonniers, et moins, évidemment, que les déportés résistants et juifs.
    En 2001, un premier colloque international a tardivement eu lieu au mémorial de Caen. En 2010, le regretté Patrice Arnaud a publié, après une décennie de travail acharné, sa thèse monumentale, qui embrasse la vie des travailleurs en Allemagne dans la globalité de ses aspects. Il manquait encore à l’appel une vue scientifique sur l’ensemble de la question du Service du Travail Obligatoire, au plan national, et dans la globalité de ses aspects - tant diplomatiques, administratifs et politiques que sociaux, économiques, ou même religieux et enfin mémoriels. Il fallait inclure de surcroît les réfractaires, l’impact du STO sur la naissance et l’alimentation du Maquis, la lutte de la Résistance contre l’exil. Et enfin, intégrer et conceptualiser ce que Raphaël Spina a baptisé la « refusance »: les refusants sont tous ceux qui se soustraient au STO par n’importe quel moyen qui ne soit pas le passage au réfractariat clandestin: emplois protégés, interventions, faux certificats médicaux, etc. Ce furent sans nul doute la majorité de ceux qui échappèrent au STO...
    De 2004 à 2012, à l’instigation du professeur Olivier Wieviorka, le projet de Raphaël Spina a été de réaliser cette thèse, publiée en forme résumée en 2017. Il a fallu rassembler les pièces d’un vaste puzzle, décloisonner l’histoire en faisant défiler les décideurs et les exécutants comme l’opinion publique et les victimes, oser une forme d’histoire totale. Histoire par en-haut, histoire par en-bas, en étant tantôt à Vichy ou Berlin, tantôt dans une petite commune du Cantal. Il a fallu s’appuyer sur sources orales et écrites inédites, aux Archives nationales notamment (ministères, services secrets gaullistes, mouvements de Résistance, rapports préfectoraux…), ou encore à l’ex-Fédération Nationale des Déportés du Travail.
    Mais aussi, le jeune chercheur a commencé sa quête en interrogeant des témoins à Clermont-Ferrand même, ou à défaut leur veuve ou leurs enfants. A deux pas de Blaise-Pascal, rue Delarbre, dans la maison de retraites pour prêtres, le Père Maurice Perrin a pu raconter son expérience de séminariste livré au STO par les Chantiers de la Jeunesse (dont le siège était à Châtelguyon), et surtout comment il s’était évadé de son usine avec quelques dizaines d’autres Français pour rejoindre l’insurrection nationale de Slovaquie après le 28 août 1944: deux mois de combats au maquis par le général de Gaulle au cours de sa visite d’Etat à Moscou en décembre 1944...
    Enfin, il s’agissait aussi d’utiliser les acquis de la recherche contemporaine. Ainsi pour le Cantal et l’Auvergne, les ouvrages et les propos de M. Eugène Martres, historien de l’Occupation en nos contrées, et père d’Alain Martres, ancien professeur d’allemand à Blaise-Pascal.

Dès 1940, toute l’économie française est mise plus ou moins au service de l’Allemagne, Bergougnan à Clermont collaborant lorsque Michelin reste rétif. Mais le volontariat pour le Reich reste le plus faible d’Europe sous l’Occupation: aller chez l’ennemi héréditaire est très mal vu, les prisonniers s’y trouvent déjà (1,6 million dont 35000 Auvergnats), les paysans s’expatrient peu par définition. Ce sont surtout les plus pauvres et les plus marginaux qui vont en Allemagne, étrangers en tête. L’Auvergne ne semble pas avoir compté plus de 1700 volontaires. Le 22 juin 1942, à la demande allemande, Pierre Laval institue la Relève (trois ouvriers partent contre un paysan prisonnier qui rentre). Mais il en gâche toutes les chances en précisant dans son discours souhaiter la victoire de l’Allemagne. Dès le 4 septembre, il doit passer à une première loi de réquisition, massivement impopulaire, mais efficacement appliquée : dès décembre, on passe le cap des 250000 départs, essentiellement des ouvriers, dont 3500 depuis l'Auvergne, encore relativement épargnée. La loi du 16 février 1943 exile elle tous les jeunes gens nés de 1920 à 1922: en juillet, plus de 600000 personnes sont parties en un an, dont près de 10000 Auvergnats. La seule gare de Clermont a vu partir 44 convois de travailleurs du 25 juin 1942 au 20 avril 1943.
    Puis à l’été 1943, les départs s’effondrent, faute de réserves encore mobilisables, et parce que la société en général et la Résistance en particulier réussissent enfin à organiser la désobéissance de masse. Cas particulier, des médecins liés à la Résistance exagèrent en août 1943 l’ampleur d’une épidémie de poliomyélite touchant l’Auvergne, ce qui persuade l’occupant de suspendre tous les départs de notre région...

Au fil de sa recherche, Raphaël Spina a constaté le souci exacerbé d’égalité devant le fardeau, vrai leitmotiv: les Français se plaignent que tout le monde ne parte pas à égalité, plus qu’ils ne se soucient d’éviter que qui que ce soit ait à partir… « Le Français reste préoccupé d'égalité. Devant les sacrifices, l'égalité est une forme de la justice », rapporte le préfet de l’Allier en avril 1943. Jalousies et divisions sociales ont handicapé initialement la résistance aux départs. Ensuite, sa thèse confirme qu’il ne faut ne pas surestimer les oppositions et les désobéissances lors de la réquisition: la majorité des requis a accepté de signer son contrat de travail. Et même si le STO est unanimement impopulaire, les manifestations de refus sporadiques et le réfractariat initial n’empêchent pas que les exigences allemandes soient satisfaites à 92% jusqu’à l’été 1943, le record d’Europe.
    Cette soumission paradoxale est notamment proportionnelle à la présence militaire allemande – la zone libre obtempère moins que la zone occupée, la campagne moins que les villes, les régions à forte densité de troupes moins que celles faiblement occupées comme le Massif Central qui ne compte que 10000 soldats allemands en janvier 1944. Mais il y a aussi le rôle du légalisme ancestral, celui de la surprise, du manque de temps pour trouver une échappatoire, de l’absence d’aide ou d’alternative matérielle et morale pour éviter le départ… Il y a enfin l’efficacité de l’administration française: le Préfet régional Paul Brun à Clermont est jugé trop brutal par l’occupant lui-même, l’inspecteur du travail désigne et exile à tour de bras ceux qu’il est censé protéger.

     Il y a bien sûr eu des résistances: refus de signer les contrats de travail, manifestations de rue ou de gares ou aux monuments aux morts (ainsi à Murat le 3 mars 1943), fuite de réfractaires en ferme ou au maquis. Sur près de 250000 réfractaires, seul un quart part au maquis - ainsi à Arlanc, qui voit en juin 1943 le premier heurt sanglant en France entre maquis et forces de l’ordre, au retentissement international.


Plaque commémorative inaugurée en 2002 à Villelonge, (Haute-Loire), village protestant du Vivarais.

    Les autres restent cachés à domicile, ou se dispersent dans les fermes, embauchés illégalement par les paysans – une cachette moins coûteuse, moins dangereuse et plus accessible.
    Des centaines de milliers de « refusants » se font exempter par des interventions d’en-haut, des faux certificats médicaux, l’embauche dans les secteurs protégés telles les mines ou les forces de l’ordre - notamment à l’école de gendarmerie de la Fontaine-du-Berger.

    On notera l’appui de Michelin aux réfractaires. La famille dirigeante paie un lourd tribut à la Résistance avec la mort en déportation de Marcel Michelin, fils du cofondateur André, et l’arrestation de sa femme. Jean-Luc Michelin, leur enfant, est retiré au dernier moment d’un train de déportation pour être envoyé au STO à Munich - sa mère a probablement soudoyé l’Allemand en charge du convoi. Il s’y s’illustre à la tête d’un des rares réseaux de renseignement montés par les requis au cœur du Reich. La maison encourage à refuser la convocation et à partir au maquis, et aide financièrement les réfractaires et leurs familles. Moins de 5 % du personnel part au STO, un taux très faible pour une grande entreprise.

    Un texte à double sens que chaque ouvrier Michelin trouve en février 1943 dans l’enveloppe contenant sa paie de la quinzaine:

    Vous savez que l’usine vous donnera toute facilité pour vous aider à vous soigner. Vous savez aussi que vous retrouverez votre place à l’usine quand vous serez guéri. Donc n’hésitez pas à vous soigner, vous n’avez rien de plus précieux que votre santé et celle des vôtres.

Michelin

    Plus globalement, la Résistance s’est suffisamment organisée pour saboter le STO. Elle noyaute les mairies et les préfectures, elle incendie les bureaux du STO, elle industrialise la production de faux papiers. Dès le 29 juillet 1942 ou encore la nuit du 2 au 3 novembre 1942, elle fait sauter les bureaux de recrutement sur plusieurs villes de zone sud à la fois, y compris à Clermont. Le chapelier Nestor Perret est chargé de noyauter les administrations en plus de diriger le mouvement Combat: assassiné par la Gestapo en octobre 1943, il est remplacé par le futur maire de Clermont-Ferrand, Gabriel Montpied. Depuis l’été 1943, aussi, police et gendarmes cessent de poursuivre les réfractaires, voire font alliance pure et simple avec le maquis, comme en Haute-Loire. Même si, installé rue Montlosier, l’intendant de police Mayade se montre un « collabo » acharné...


Certificat de complaisance délivré par Mgr Piguet à un prêtre refusant.
(coll. Père Antoine Villeneuve)

En 1944, plus personne ou presque ne part au STO: il faut y envoyer pêle-mêle des détenus de droit commun, voire des résistants ou encore des raflés de répression. Dès août 1943, Pierre Laval fait personnellement interner ici même, caserne Gribeauval, cinq miliciens qui ont dévalisé et recelé un dépôt d’armes près de Vichy, puis les envoie au STO. Le « négrier de l'Europe », Fritz Sauckel, scandalise toute la population et jusqu'au régime en tentant de mettre les femmes au travail au moins en France: aux Galeries de Jaude, neuf employées de plus de 25 ans seraient même parties de force en Allemagne. D'ordinaire silencieux, bien qu'il ait aidé en cachette de nombreux réfractaires, juifs, Alsaciens-Lorrains et résistants, l'évêque Mgr Piguet fait lire en chaire une déclaration hostile à tout STO féminin, peu de temps avant d’être arrêté et déporté à Dachau.

    A l’école de commerce boulevard Trudaine, des commissions allemandes « peignent » jusqu’au but les entreprises pour muter leur main-d’œuvre, généralement à l’atelier de Gravanches.

    Malgré l’échec final du STO, le mal est fait. Même la naissance du maquis n’a qu’assez peu handicapé les Allemands: il manque longtemps d’armes, de chefs, d’argent, de nourriture, et il existe surtout dans des zones rurales de faible intérêt économique ou stratégique.
    En 1944 même il ne compte que pour 2% des pertes allemandes en France... Nombre de réfractaires devenus maquisards manquent longtemps de la formation politique et militaire nécessaire – même si une école du maquis existe près d’Issoire. Et le froid conjugué à une féroce répression allemande fait chuter de moitié les effectifs du maquis dans l’hiver 1943-1944. Au col de Ceyssat, dès le 2 septembre 1943, l’occupant avait massacré neuf jeunes réfractaires de Clermont et Chamalières qui ne faisaient pourtant que du bûcheronnage, sans armes, et laissé sur place un des corps, atrocement mutilé...
    En 1945, petite revanche, l’Auvergne libérée met au travail 16 prisonniers allemands, dont ceux qui ont construit le Square de la Jeune-Résistance. Le premier Congrès national des maquis et de la Résistance active a lieu les 15-17 juin 1945 à Vichy, pour laver le nom de la ville, et c’est le Mont-Mouchet qui accueille le monument national aux maquis de France. Pendant ce temps, les ex-STO rentrent du Reich vaincu et ruiné au prix d’une véritable odyssée. Jean Dardel, futur évêque de Clermont, rêvera toute sa vie, dans les moments de fatigue, qu’il manque le train pour quitter l’Allemagne...
    L’avocat clermontois André Fallotin assume durablement la direction de l’association départementale des Déportés du Travail (tout en étant très engagé en politique auprès de François Mitterrand). En 1956-1957, alors que les rescapés des camps de la mort contestent victorieusement au Parlement et en justice ce titre de Déporté du travail hérité de la propagande résistante (il sera définitivement interdit par la cour de cassation en 1992), André Fallotin est des rares dirigeants de la Fédération nationale des Déportés du Travail à se prononcer pour un accord à l’amiable, un compromis qui impliquerait de renoncer de soi-même à ce titre contesté. Il est désapprouvé par le congrès national de la FNDT. On aurait gagné 50 ans si sa vision avait triomphé: c’est finalement le dernier président de la Fédération, Jean Chaize, qui met fin à des décennies de querelles usantes et sans issue en négociant en 2008 un compromis final et tardif. Les ex-STO sont désormais statutairement les victimes du travail forcé en Allemagne nazie.

(Résumé de la conférence proncée le 17 novembre 2018 lors de l'Assemblée générale de l'Association)

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